Elsa Génard et Mathilde Rossigneux-Méheust (dir.), Routines punitives. Les sanctions du quotidien, XIXe-XXe siècle.

Paris, CNRS Éditions, 2023, 408 p.

À la toute fin du livre dans lequel il relatait son enquête dans une maison d’arrêt d’une grande agglomération française entre le printemps 2009 et l’été 2013, où étaient détenus plus de 800 prévenus et condamnés, l’anthropologue Didier Fassin revenait sur les motifs de ce travail :

Ce qu’on lit lorsqu’on s’engage dans un projet d’écriture fournit certainement l’indice de ce qu’on essaie d’entreprendre. Quand j’ai commencé ce livre, ma lecture n’était ni Foucault ni Goffman. C’était Souvenirs de la maison des morts. Non qu’il y eût beaucoup de points communs entre un camp de travail russe du XIX^e siècle et une prison française du XXI^e siècle. La maison d’arrêt est une maison de vivants. Et c’est précisément la vie de l’institution, avec son ordre et sa rigueur, ses habitudes et ses éclats, et les vies indissociablement liées de ceux qui y cohabitent […] qui faisaient la matière de mon enquête. C’est du reste aussi le cas du mémoire de Dostoïevski, dont la distance et la réflexivité, la puissance descriptive et la lucidité analytique, la retenue du jugement et le souci de vérité étaient une source d’inspiration. Mais surtout il y avait, dans cette œuvre unique et singulière du romancier, la volonté résolue de comprendre et de faire comprendre ce qu’est l’univers carcéral. […] recréer un monde dont ses lecteurs, en le découvrant, pussent décider s’il correspondait bien au type de châtiment par lequel ils voulaient sanctionner ceux qui enfreignaient la loi¹.

D. Fassin, L’ombre du monde. Une anthropologie de la condition carcérale, Paris, Éditions du Seuil, 2015, p. 513-514.

Didier Fassin dessinait par ces lignes un programme qu’il poursuivit en 2017 avec la publication de Punir. Une passion contemporaine². Ce chercheur en sciences sociales voulait, en actualisant la pensée de Michel Foucault, intervenir sur le présent : « Entrer et voir la prison », comme le réclamait le Groupe information prison. C’est ce semblable désir de comprendre, ce même cheminement qu’ont fait en historiennes Elsa Génard et Mathilde Rossigneux-Méheust en coordonnant l’ouvrage Routines punitives et en s’intéressant aux micropénalités. Ce qu’il s’agit d’étudier, ce sont des relations de pouvoir et les petits dispositifs qu’elles produisent. L’une et l’autre, à leur manière, avaient déjà remis Surveiller et punir sur l’établi. Mathilde Rossigneux-Méheust avait initié ce renouveau des études « foucaldiennes » sur le disciplinaire en s’intéressant à l’histoire des hospices de vieillards³ puis en analysant magistralement un fichier des « indésirables » de la maison de Villers-Cotterêts⁴. L’historienne, qui, rappelons-le, contribua lors de cette enquête à l’inventaire et à la sauvegarde des archives de cette institution publique, arrête son regard sur des archives mineures, une centaine de fiches concernant quelques dizaines de pensionnaires, femmes et hommes, « fautifs » d’avoir enfreint le règlement (alcoolisme, bagarre, insultes …) et qui sont donc considérés par l’institution comme « ne pouvant plus être repris ». À partir de ces notations, M. Rossigneux-Méheust, donnait à voir un tout autre tableau des hospices, une peinture au plus près des pensionnaires, de leur vie quotidienne. En reprenant le chantier dépeuplé de l’histoire pénitentiaire, par une grande thèse sur les pratiques d’enfermement, dans ses moindres détails, en analysant notamment les économies carcérales, Elsa Génard avait elle aussi ce souci de revenir au commun, au plus ordinaire des institutions disciplinaires. Il n’est donc pas étonnant que ces deux historiennes se soient rencontrées et aient agrégé un collectif d’historiens et d’historiennes soucieux de se saisir des micropénalités. Mais la première originalité de ce collectif n’est pas seulement de penser un monde « disciplinaire », mais de l’observer et de l’étudier ensemble : comprendre comment l’on punit à la fois dans les prisons, les écoles, les casernes, les hospices ou les hôpitaux psychiatriques… Ces jeunes chercheuses et chercheurs n’ont pas pour ambition, comme d’autres le firent précédemment à propos de l’asile (pensons à Marcel Gauchet et Gladys Swain), de valider ou d’invalider les thèses foucaldiennes ; ils souhaitent reprendre cette question de la punition, non pas non plus d’un point de vue conceptuel, philosophique, littéraire ou juridique, comme l’entreprise du Dictionnaire du fouet et de la fessée le tenta récemment, par des analyses sur la longue durée⁵, mais en se confrontant aux traces laissées dans les archives pour les XIX^e et XX^e siècles. Chacun et chacune a revisité des sources parfois déjà largement travaillées, mais avec ce souci des micropénalités ; il est arrivé aussi que soient ouverts pour la première fois des dossiers et des registres négligés par l’historiographie – les registres des punitions ne sont pas dans les archives nobles des institutions, on leur préfère souvent les dossiers individuels. C’est en effet l’extraordinaire ordinaire qui les intéresse et en cela ce livre est des plus réjouissants.

En désirant se ressaisir de la question de la punition routinière, l’ambition de ce collectif, où l’on retrouve des figures aussi différentes qu’Anatole Le Bras, spécialiste des asiles d’aliénés, ou Irène Gimenez, des prisons politiques, est d’abord de « décrire » ce qui ne l’était pas, de donner à voir les moindres gestes – on sait la propension que les sciences sociales ont pour l’événement (ce qui fait « affaire », « scandale »), comme le rappellent les deux directrices du volume. Si sur le papier les projets comparatifs sont souvent attrayants, ils sont souvent très décevants : soit ils neutralisent la spécificité des objets (dans le cas du disciplinaire à la figure du camp chère à Giorgio Agamben), soit ils ne constituent qu’une mise en série de situations de dominations (les « disciplinés » constituant des « subalternes » sous le joug d’un même pouvoir oppressif). Ici, rien de cela, et les auteurs et auteures en ont tellement conscience, de ces deux écueils, qu’ils mettent en dialogue dans un même volume des analyses de la punition dans des institutions psychiatriques coloniales ou dans des prisons politiques, mais en proposant pour chacune de ces monographies des écritures à quatre mains ; la proposition est donc celle d’une histoire en nuances de la punition. Il s’agit de tenter de montrer que si un grand continuum disciplinaire n’existe pas, on ne peut singulariser chaque institution – dans cette perspective, il est passionnant de voir qu’il n’y a pas une circulation des dispositifs de punition, pas plus qu’il n’existe un grand registre des « puni·es », mais que, par leur fonctionnement même, ces institutions génèrent, produisent cette routine punitive. Dans cette perspective, l’intérêt porté pour les acteurs des micropénalités, pour ceux qui « prononcent la punition » mais aussi pour l’identité des puni·es, qui ne sont pas seulement les disciplinés mais aussi certains membres du personnel, est très convaincant.

Si ce collectif, dirigé par E. Génard et M. Rossigneux-Méheust, parvient à offrir une véritable perspective comparatiste, c’est aussi grâce à une écriture de l’histoire inédite. Car, outre le choix d’écrire les articles à plusieurs mains, la forme de l’ouvrage choisie y contribue. Le plan est une alternance entre des contributions monographiques et des séries de courts focus constitués d’analyses d’archives de différentes institutions.

Ce succès n’est pas à prendre à la légère. Il est à la fois scientifique et politique. D’une part, il démontre que des travaux véritablement collectifs sont possibles et très productifs, rappelant, s’il en était besoin, que l’histoire et plus généralement les sciences sociales sont des savoirs cumulatifs – chaque membre de ce collectif a mené sa propre enquête monographique en parallèle, qui a fait ou fera bientôt l’objet d’une publication ; d’autre part, outre les résultats déjà énoncés, cette recherche met en évidence que certaines circonstances, les guerres principalement, favorisent « l’intensification des échanges d’information disciplinaire ». C’est le cas de la Première Guerre mondiale, mais cela pourrait très vraisemblablement être démontré pour la guerre d’indépendance algérienne, s’agissant des ressortissants algériens en France. Sans doute, dans cette perspective, faudrait-il ajouter les foyers de travailleurs à la liste des terrains de cette histoire comparée.

Ce travail ouvre ainsi des perspectives absolument nouvelles en considérant certains éléments négligés dans les analyses du disciplinaire : le genre et l’appartenance à une minorité ethnique – même si, dans son étude des bagnes militaires d’Afrique, Biribi, Dominique Kalifa avait esquissé des pistes s’agissant du racisme⁶. Ce livre oblige aussi à repenser la chronologie et les espaces d’analyse (qu’en est-il aux Antilles ?) et à étendre le champ de la comparaison. L’étude de la punition prouve ici sa capacité à éclairer cette forme singulière de réparation, mais nous oblige à penser le châtiment et cette même question, énoncée par Dostoïevski et soulignée par D. Fassin, celle de notre consentement aux punitions que nous infligeons.

Philippe Artières

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1. D. Fassin, L’ombre du monde. Une anthropologie de la condition carcérale, Paris, Éditions du Seuil, 2015, p. 513-514. [Compte rendu disponible] [↩]
2. D. Fassin, Punir. Une passion contemporaine, Paris, Éditions du Seuil, 2017. [↩]
3. M. Rossigneux-Méheust, Vies d’hospice. Vieillir et mourir en institution au XIX^e siècle, Seyssel, Champ Vallon, 2018. [Lire le compte rendu] [↩]
4. M. Rossigneux-Méheust, Vieillesses irrégulières. Des « indésirables » en maison de retraite (1956-1980), Paris, La Découverte, 2022. [Lire le compte rendu] [↩]
5. É. Lusset et I. Poutrin (dir.), Dictionnaire du fouet et de la fessée. Corriger et punir, Paris, PUF, 2022. [↩]
6. D. Kalifa, Biribi. Les bagnes coloniaux de l’armée française, Paris, Perrin, 2009. [Lire le compte rendu] [↩]

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