Julien Duval, Johan Heilbron et Pernelle Issenhuth, Pierre Bourdieu et l’art de l’invention scientifique. Enquêter au Centre de sociologie européenne (1959-1969).

Paris, Classiques Garnier, 2022, 464 p.

Voici un livre que l’on ouvre avec une grande appétence, tant il a été attendu. Tout d’abord parce qu’on sait qu’un travail a été entrepris sur le fonds Pierre Bourdieu et, au-delà, au Centre de sociologie européenne (CSE). Depuis P. Bourdieu entre autres (p. 29), les sociologues ont appris qu’il était important de connaître comment ont été produits les concepts et les outils qu’ils utilisent pour se les réapproprier et les améliorer. Mais pour ce faire, il est indispensable d’avoir les archives, c’est-à-dire les outils pour savoir comment ont été faits les outils. Or, paradoxalement, de ces fonds, à ce jour, peu de choses sont sorties, et plus encore dans une vision générale, comme ici proposée. Pour les générations actuelles désormais non contemporaines de l’entreprise Bourdieu, qui continue à structurer l’inconscient scientifique de beaucoup de chercheurs, ce livre offre enfin accès à une histoire jusqu’alors limitée à des témoignages. Ce livre promet de déplier ce passé, de réouvrir un puits d’inventivité que les choix bouclés pour les publications ont scellé dans des outils conceptuels et théoriques à la notoriété probablement impensable à l’époque. Comme si les textes obligeaient à la consécration révérencieuse, alors que l’archive permettait de retrouver les collègues dans leur laboratoire et leurs hésitations. Le titre, en ce sens, suggère ce chemin ; mais il ne s’agit pas seulement de rendre compte de l’inventivité d’un homme ou d’un groupe dans le passé, mais, tout autant, de disséquer l’inconscient de chercheurs contemporains, de contribuer au progrès réflexif, thématique reprise dans l’introduction. En ce sens, ce livre est bien relié au présent.

La période analysée ajoute à l’intérêt d’histoire régressive libératrice du livre, centrée sur les débuts du CSE, 1959-1969, avant que ne soient fixés les apports théoriques dans la décennie suivante (une première période plus interactionniste que structurale, p. 235), pour encore mieux rendre compte des possibles non advenus, autant de pistes scientifiques pour aujourd’hui. Beaucoup de chapitres insistent à raison sur ce point, cherchant à éviter la téléologie annonciatrice univoque des théories à venir. Les chapitres eux-mêmes se chevauchent temporellement puisque plusieurs enquêtes ont été conduites de front, mais l’on suit la logique chronologique dans le plan qui habillement mêle histoires d’enquêtes et histoires institutionnelles, celle du CSE, celle du rapport à l’édition – dernier chapitre très original tant l’objet est sous-enquêté, or décisif pour une histoire de la diffusion et de l’institutionnalisation des idées.

La table des matières décrit un nombre conséquent d’enquêtes (Algérie, Béarn, photo, éducation, crédit, musée) ouvrant les chantiers de l’équipe P. Bourdieu vers la sociologie rurale, de l’économie, de la culture, du goût, de l’éducation, donnant une vision de l’ampleur du programme dès ses débuts. Ce point est en soi extrêmement singulier, puisque P. Bourdieu et son équipe ont les moyens, jeunes à cette époque d’explosion démographique des sciences sociales, de se lancer dans une sociologie de tout, à visée générale. Rarement dans l’histoire de la sociologie ont pu exister les conditions sociales d’un tel programme, à la fois pleinement empirique et armé pour révolutionner pas à pas toute la théorie de la discipline, autant par grands domaines (comme la théorie du goût, de l’économie ou de la culture) que dans une perspective générale, avec une théorie générale du social à l’horizon. Ce livre nous fait revivre cette perspective vertigineuse, on les envie. La sociologie dans la France contemporaine est devenue aussi spécialisée qu’aux États-Unis, quand P. Bourdieu y critiquait la compartimentation par objet des travaux. Un congrès actuel de l’Association française de sociologie, organisé en réseaux thématiques, ressemble à s’y méprendre à ceux de l’International Sociological Association, où chacun reste enfermé sur son objet (p. 411). On peine à imaginer la révolution institutionnelle qui serait nécessaire aujourd’hui pour qu’un collègue de 30 ans puisse sérieusement coordonner une telle équipe avec une telle ambition empirique générale.

Réconcilier histoire sociale et histoire textuelle des sciences sociales par l’histoire d’enquêtes

Le premier mérite de ce livre tient dans son introduction, pour poser le type d’histoire nécessaire à l’entreprise de réflexivité historique sur nos disciplines. Le texte revient à raison sur les écueils de l’histoire des grands auteurs – surtout produite par leurs reproducteurs, ce qui ici est le cas et incite donc à la plus grande prudence (p. 34) –, le plus souvent hagiographique et téléologique, comme une genèse cohérente vers l’aboutissement de la grande œuvre. Les auteurs en ont pleinement conscience et évitent cet écueil, même si la tentation hagiographique reprend parfois le dessus quand, par exemple, p. 55, est évoqué « une sorte d’intellectuel organique de l’humanité » qui aurait dès le départ vu juste sur les questions morales autour de la décolonisation, contre les journalistes, les intellectuelles et les politiques, faisant de P. Bourdieu et de l’ethnographie la méthode juste. On peut en douter et il faudrait une histoire de la diffusion des travaux en Algérie pour mieux discuter ce point. De même, p. 180, alors que ce chapitre sur la création institutionnelle du Centre est très utile pour définir le rôle de patron et la vision du collectif de P. Bourdieu, pointe parfois un manque de recul faisant de Bourdieu, en reprenant ses dires de son autoanalyse, l’incarnation de « l’esprit et de la méthode de recherche », le décrivant comme un metteur en scène, quand les autres chefs, ses concurrents de l’époque, seraient des « mandarins » au mieux charismatiques. On attendra sans doute la période suivante pour saisir les tensions inhérentes aux collectifs de P. Bourdieu et la dose de charisme, de domination, de tensions, qu’a certainement supposé son entreprise dès le début. On en sait finalement peu sur les inspirations et les manières de gérer son ou ses équipes par P. Bourdieu, même si on devine ici (p. 217) que peu des membres de l’équipe avaient la vision globale de l’entreprise, tout occupés qu’ils étaient à leur tâche compartimentée. D’autres entreprises intellectuelles collectives contemporaines à celle de P. Bourdieu ont pris des formes organisationnelles différentes, par exemple avec le structuralisme au Laboratoire d’anthropologie sociale de Claude Levi-Strauss, avec l’école des Annales au Centre de recherches historiques de Fernand Braudel ou les grandes enquêtes collectives type Recherche coopérative sur programme.

Les moyens pour contourner cet écueil de l’histoire intellectuelle des sciences sociales par les héritiers sont bien connus, et ici très utilement déployés. Le passage par une histoire sociale, tenant compte de la position sociale et des positions dans le champ académique, de la division du travail, des conditions institutionnelles, des financements, s’offre à l’historien-sociologue utilisant sa propre méthode (archives, entretiens…) sur lui-même ou ses proches, ici des collègues génétiques. On trouve en annexe un précieux récapitulatif des archives consultées, ne se limitant nullement aux archives Bourdieu et du CSE, mais allant vers des alliés proches (Maget, Sayad, Aron) et vers un cadrage institutionnel (EHESS, Rockefeller Archive Center) et vers un commanditaire (archives Kodak). C’est déjà beaucoup, et on peut espérer à l’avenir un croisement encore plus systématique des sources : notes-entretiens des autres chercheurs appartenant au premier ou second cercle de la division du travail propre au CSE, voire aux opposants contre qui s’est faite cette entreprise scientifique, a minima les comptes rendus critiques des ouvrages publiés ; documents plus administratifs des autres tutelles ; autres commanditaires que Kodak… Progressivement, des sources critiques apparaîtront.

L’originalité retravaillée ici, par rapport notamment au modèle historique et sociologique de l’histoire sociale des sciences sociales proposée notamment par Christian Topalov, ou la sociologie des sciences autour de Bruno Latour, est de relier ce travail historique sur l’effet des forces externes (le financement de la recherche, la demande sociale du temps, les contraintes politiques et institutionnelles, les positions de classe, d’âge de statut ou de genre des travailleurs de la science…) à la production interne et intellectuelle de la science. Ce chemin de crête périlleux est consubstantiel à l’histoire des sciences sociales qui ne peut être que conduite par des indigènes appartenant eux-mêmes aux champs scientifiques qu’ils décortiquent et qui les ont produits. Ce point d’autoanalyse est ici à son paroxysme, puisque les auteurs utilisent constamment les outils de P. Bourdieu pour en faire son histoire scientifique et d’enquêtes, puisant autant dans sa sociologie générale que dans son rapport à l’histoire des sciences sociales. On peut lire ainsi ce texte comme un prolongement par les archives des travaux d’autoanalyse de P. Bourdieu, et, pour le dire clairement, la démarche historienne semble ici plus convaincante. L’objectivation passe mieux quand elle est déléguée à d’autres et réalisée sur des supports de distanciation critique, ici l’archive.

Cette ligne de crête, bien reprise en conclusion p. 405, est ici indispensable à poser si on veut entrer dans une histoire des sciences sociales frayant au-delà de la contextualisation des savoirs décrivant une science sociale toute relative. Cette démarche offre des points d’appui à la cumulativité a minima dans des sillons spécifiques d’un paradigme. Plusieurs fois, les textes mentionnent ces sillons appelés à devenir majeurs bien au-delà de l’œuvre de P. Bourdieu. Tout en étant d’une époque, d’un lieu, d’un groupe, un point de vue daté et situé sur le monde, toute science a une prétention cumulative, de progrès de la pensée et du raisonnement. En se plaçant dans la lignée du raisonnement sociologique¹, cette cumulativité est certes courte à l’orée de l’universalité des sciences naturelles, mais elle est la condition de la scientificité spécifique des sciences sociales. Cette histoire, ici limitée aux conditions de la production des œuvres de P. Bourdieu, se prolongera nécessairement par une histoire de la diffusion de ce sillon cumulatif.

Des histoires d’enquêtes ouvrant le laboratoire de la méthodologie et des lignes interprétatives

À ce jeu du passé déplié, c’est tout d’abord sur la méthode que ces textes nous semblent les plus libérateurs. Alors même que le grand absent du livre est Le métier de sociologue – logique, puisqu’il ne s’agit pas d’une enquête à proprement parler, mais d’une autre production phare de P. Bourdieu et son équipe à l’époque (comment est-ce possible d’être aussi productif ?) – on apprend ici concrètement comment P. Bourdieu s’y prend. Tout d’abord, dans ses enquêtes personnelles (Algérie et Béarn) où, sans surprise, se redécouvrent la dette au guide de Marcel Maget et la volonté précoce de mêler la méthode anthropologique et les statistiques (Algérie). Surtout, contre toute la formalisation ethnographique postérieure qui insiste sur l’impossible délégation du terrain comme un principe fondateur de la méthode², même sur ces terrains personnels, P. Bourdieu ne cesse de travailler collectivement, en étant lui le chef. Il semble constamment pratiquer une ethnographie collective. En Algérie, il tire profit d’un instituteur local (Sayad) en lui suggérant également des formes de délégation à son tour du travail ethnographique : « pour tout le boulot purement matériel (généalogique, recensement des familles, des propriétés, etc.) je crois qu’il faudrait que tu trouves quelqu’un pour t’aider. Un gamin intelligent que tu formerais et que nous paierons ou un adulte oisif et astucieux » (p. 85). Émerge ici l’idée qu’un ensemble de tâches sur le terrain seraient « matérielles », et n’engageraient nullement les propriétés sociales de l’ethnographe. Dans le Béarn, en son absence, c’est sa famille qui travaille sur le terrain, notamment ses parents (de fait, ici, la relation serait substituable, c’est une position familiale homogène qui entrerait sur le terrain), à qui il donne des consignes dans un rapport de travail en somme inversé à la relation parentale (p. 90-91). Ces extraits sont fascinants, autant pour ce que l’on devine des rapports familiaux que pour le rapport au temps dans lequel P. Bourdieu est consciemment engagé, nécessitant de se libérer des tâches de collecte pour toutes les activités qu’il coordonne. Comme s’il restait à écrire non pas un guide d’ethnographie des autres, mais un guide d’ethnographie du familier et de la délégation ethnographique, aux protocoles bien différents, où le moteur de la connaissance ne serait pas la distance, mais l’intime. De même, plus classique, P. Bourdieu valorise des ressources d’informations, enquêtés privilégiés ou regards institutionnels, en évoquant la place par exemple du facteur. L’ethnographie apparaît comme une enquête par délégation, à des proches ou à des institutions, tout en maintenant l’objectif premier, à savoir la collecte des observations et des interprétations des « gens ». Ces archives seront certainement un moyen réflexif sur d’autres méthodes ethnographiques.

Dès que l’enquête est construite collectivement, le recours à la statistique devient encore plus systématique. Et l’enquête se fait toujours plurielle. Chaque enquête se montre finalement comme une succession de pré-enquêtes, d’enquêtes, de démarches ethnographiques et statistiques, qui s’enchaînent comme pour structurer un système de preuves convaincantes autant pour le scientifique que pour un public plus large (politique, médiatique…), silo d’enquêtes qui débouche sur la publication d’un livre phare (sauf l’enquête « crédit », bloquée dans sa dynamique par le commanditaire). Parfois l’enquête statistique ne semble rien apporter de plus que les pré-enquêtes, mais permet de convaincre par le fétichisme du nombre. On aurait aimé que soit questionné théoriquement par les archives la conviction – plusieurs fois publiée par P. Bourdieu – qu’il était à l’époque impossible d’administrer un questionnaire dans les espaces ruraux tant les paysans seraient éloignés de la culture légitime (p. 206), coupant de fait un groupe social des outils nationaux de la structure sociale en constitution. Il y a ici tout une critique possible des théories de la légitimation culturelle, ce que par exemple Jean-Claude Chamboredon nommera plus tard une théorie culturelle et légitimiste des classes sociales.

Un focus particulier sur la prosopographie du CSE serait utile tant affleurent au cours du texte des rôles hiérarchisés sur la place de chacun. Chaque protagoniste participe souvent au même type de tâches d’une enquête à l’autre, avec l’idée d’une distribution à trois étages, entre la direction scientifique (P. Bourdieu), la direction technique des enquêtes (les autres chercheurs avec un degré variable de proximité à P. Bourdieu) et la réalisation effective des enquêtes, le tout structuré par des rapports parisiens/provinciaux, normaliens/non normaliens, hommes/femmes (voir p. 242). Les femmes semblent tenir un rôle subalterne, sans que la question ne soit frontalement abordée. Cette division du travail au CSE s’étend par ailleurs à des réseaux d’universitaires alliés qui testent ou développent les enquêtes dans leur ville, ou auprès de leurs étudiants, notamment dans les enquêtes sur l’école, reliant Paris, Dijon, Lille, Lyon, Madrid et Toulouse, donnant un souffle et une dynamique importante même si l’extension à l’Europe est plutôt un échec. Ce labo en réseau au-delà des murs est-il pleinement original historiquement et à l’époque (par exemple par rapport à la géographie vidalienne ou l’histoire labroussienne), voire préfigure-t-il les réseaux européens actuels ? Ces archives apparaissent aussi comme un point central dans l’histoire de l’organisation des travaux en sciences sociales.

Au-delà de la méthode, les textes contiennent également nombre de pistes interprétatives potentiellement alternatives au chemin pris par P. Bourdieu et ses équipes : on pense notamment à la question des morales de classes avant la formalisation des habitus ; à celle de l’espace, de la prise en compte des lieux dans la stratification sociale ; ou encore au légitimisme de la théorie culturelle des classes sociales chez P. Bourdieu à partir de la conception de la paysannerie perçue comme en dehors de la stratification sociale dominante. Mais en la matière, nos questionnements sont limités à notre position et d’autres chercheurs puiseront d’autres possibles non advenus. Ces premières années de l’équipe CSE sont vraiment centrées sur le cœur culturel de la reconstruction théorique de P. Bourdieu et offrent à ce titre un point d’appui précieux pour un retour critique constructif. On ne peut qu’inciter le comité en charge de la gestion scientifique de ces archives à ouvrir au maximum ces archives et le profil des chercheurs qui feront certainement des histoires différenciées de ce groupe fondateur d’une partie de la sociologie contemporaine, en tirant profit d’une méthode mature d’histoire sociale des sciences sociales pour favoriser le jeu des controverses, des revisites, méthode qui joue des propriétés sociales et scientifiques différenciées entre le primo producteur et le ou les revisiteurs, pour ouvrir d’autres chemins de connaissances.

Gilles Laferté

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1. J.-C. Passeron, Le raisonnement sociologique. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991. [↩]
2. S. Beaud et F. Weber, Le guide de l’enquête de terrain, Paris, La Découverte, 1998. [↩]

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