Todd Cleveland, Alluring Opportunities. Tourism, Empire, and African Labor in Colonial Mozambique.

Ithaca, Cornell University Press, « Histories and cultures of tourism », 2023, 196 p.

Auteur de synthèses d’histoire sur l’industrie minière ou encore le sport en Afrique, Todd Cleveland, qui enseigne à l’Université de l’Arkansas, s’est intéressé plus récemment au tourisme colonial, notamment dans Alluring Opportunities consacré au Mozambique. Tout au long de cet ouvrage bref destiné à un public universitaire et plus large, il montre que l’État portugais a pris tôt conscience de l’importance du tourisme tant du point de vue économique que politique. Cependant, l’une des originalités du livre est de tenter de restituer l’expérience d’employés africains, peu évoquée dans les sources officielles et, jusqu’ici, ignorée par les chercheurs. Pour cela, il s’est appuyé principalement sur près d’une soixantaine d’entretiens auprès, majoritairement, de Mozambicains. Ce faisant, il complète plus qu’il ne renouvelle véritablement une histoire sociale du Mozambique lancée dans les années 1970-1980, en particulier par d’autres historiennes et historiens américains (Isaacman, Penvenne, Sheldon). En effet, ces derniers ont enquêté sur les conditions de travail et, souvent, sur les luttes sociales menées par des ouvriers agricoles ou urbains avant 1975. Or, selon Cleveland, le secteur touristique constituait un cas à part. Il offrait des possibilités de promotions sociales qui restaient faibles ou inexistantes ailleurs.

Dans un premier chapitre, l’auteur revient sur l’ambition précoce des Portugais de développer un ensemble d’activités envisagées comme une source de revenus par un colonisateur aux moyens limités et souvent très dépendant des puissances occidentales. De fait, cet objectif fut atteint, puisque dans les années 1960 500 000 touristes étrangers visitaient chaque année le Mozambique. Sans surprise, 80 % d’entre eux étaient des colons d’Afrique du Sud et de Rhodésie du Sud voisines. Pour ces derniers, ce territoire avait l’avantage d’être à la fois bon marché, rassurant (car l’ordre semblait y régner) et quelque peu exotique par son caractère « latin ». Le fado, les corridas, l’architecture néo-manuélienne, les saveurs lusitaniennes leur donnaient l’impression « de ne pas être en Afrique », ou du moins de découvrir une Afrique coloniale qu’ils ignoraient totalement. De plus, d’habiles opérations de publicité menées en Europe et aux États-Unis firent venir des personnalités de premier plan. Par ce biais, proche de Pretoria et de Washington, le Portugal confortait son ancrage dans le bloc occidental et tentait de faire oublier que son empire était en guerre à partir de 1961.

Les deux chapitres suivants portent sur la capitale de la colonie, Lourenço Marques, qui concentrait la majorité des touristes internationaux. Bien reliée à Johannesburg par le train et la route, la ville était dotée d’un port et d’un aéroport de bonne qualité. On y trouvait aussi bien des hôtels de luxe (Polana, Carlton, Cardoso) que des auberges, des pensions et des campings destinés à une clientèle plus jeune et modeste. La saison touristique, dont parlaient beaucoup les journaux locaux (au passage, peu exploités par l’auteur), mettait en valeur, non sans une certaine fierté, de belles plages, ou encore des cafés, restaurants et boîtes de nuit prisés par les visiteurs étrangers.

Après l’évocation de considérations générales, l’auteur aborde le thème, central pour lui, de l’attractivité du secteur du point de vue des employés africains. Pour ces derniers, travailler dans un hôtel ou un restaurant donnait fréquemment accès à des pourboires, compléments substantiels à des salaires souvent médiocres. Le tourisme permettait à cette main-d’œuvre, venue de villages et bourgs du sud du Mozambique, d’échapper aux mines d’Afrique du Sud, aux conditions de travail difficiles, voire dangereuses, ou encore à des emplois de domestiques sans grandes perspectives. Après quelques années, certains pouvaient même disposer d’un capital leur permettant de payer le lobolo (dot) ou de se faire construire une maison qui les distinguait du sous-prolétariat majoritaire du Caniço (surnom de la périphérie ségrégée et sous-équipée de la capitale). Pourtant, la situation était plus précaire dans la restauration où abondaient surtout de petits établissements et où le personnel était plus interchangeable. Les mauvais traitements (insultes, violence physique), le non-paiement des salaires parfois, représentaient des abus fréquents sur lesquels les autorités coloniales fermaient les yeux. Même si l’auteur ne nous livre que très peu de statistiques (sans véritable mise au point sur cette question), il semble que les restaurants concernaient la majorité des 4 000 emplois environ que regroupait le tourisme.

Le versant nocturne du sujet, nettement moins masculin, amène Cleveland à faire l’histoire de l’incontournable Araújo, le red district de Lourenço Marques situé entre la gare et le port. Dans ce quartier associé aux plaisirs (des Blancs) depuis le début du siècle, se trouvaient bars, boîtes de nuit, salles de spectacle où travaillaient des centaines d’hommes mais aussi des femmes, le plus souvent des prostituées africaines et parfois européennes. Une des limites du livre est que la voix de ces femmes n’y est pas audible. Mais il faut reconnaître que les recherches historiques sur le sexe transactionnel sont encore embryonnaires au Mozambique. En revanche, la trajectoire des musiciens de lieux un peu mythiques visités par les touristes, comme le Luso ou le Pinguim, est mieux connue et Cleveland aurait pu tenir compte de travaux récents pour approfondir sa réflexion.

Dans un catalogue envoyé à l’exposition de 1931 à Vincennes, le Mozambique est présenté comme un « paradis pour les chasseurs ». C’est pourtant bien plus tard que des stars hollywoodiennes (John Wayne, Gregory Peck) ou encore des personnalités occidentales (Juan Carlos et même Valéry Giscard d’Estaing !) ont chassé dans la colonie. Leurs séjours ont été rendus possibles, comme y insiste le chapitre 4, grâce à la présence de toute une série d’acteurs africains, parmi lesquels des porteurs d’armes, des guides et pisteurs ou encore des taxidermistes, qui disposaient d’une connaissance essentielle des milieux environnants. En retour, quelques-uns parmi eux ont tiré profit de liens, parfois durables, avec leurs employeurs et leurs clients. Ces relations témoignaient cependant, plus encore que dans l’hôtellerie et la restauration, d’un paternalisme régi, selon l’auteur, par des « protocoles raciaux » insurmontables.

Les safaris-photos pratiqués dans le parc de Gorongosa, au centre du pays, sont au cœur du dernier chapitre. Créé dans l’entre-deux-guerres, ses promoteurs ont eu l’ambition d’en faire le rival du fameux parc Kruger d’Afrique du Sud. Pour cela, la chasse y fut progressivement interdite. Dans le même temps, des milliers d’habitants de la zone furent brutalement délogés pour « préserver » l’environnement. De même, les premières installations aptes à accueillir plus de 20 000 personnes à la fin des années 1960 furent obtenues par le biais du travail forcé (shibalo). Comme dans le cas de la chasse, la visite de personnalités étrangères faisait du parc une vitrine de la colonie, et même du salazarisme.

La Révolution des œillets et surtout la prise de contrôle, plus d’un an plus tard, du Mozambique par le Frelimo (Front de libération du Mozambique) provoquent l’exode des Portugais et détourne la plupart des touristes du pays. Désormais, le nouveau régime révolutionnaire considère la rue Araújo comme le symbole « décadent » d’un hédonisme colonialiste à éradiquer définitivement. Boîtes de nuit et bars sont fermés et de nombreuses prostituées, ou considérées comme telles, sont envoyées dans des « camps de rééducation ». Malgré tout, Cleveland observe, mais il est vrai comme une piste à explorer pour des recherches futures, que le Frelimo restructure le secteur touristique en s’appuyant sur les Mozambicains les plus compétents alors promus comme cadres.

Dans le même ordre d’idées, l’existence du parc de Gorongosa ne fut pas remise en cause malgré le ressentiment profond de la population locale à son égard. Cette situation explique même que la Renamo (Résistance nationale mozambicaine), mouvement de guérilla anti-gouvernementale soutenu par Pretoria et à l’origine d’une guerre civile à partir de 1976, ait pu s’y imposer jusqu’à la signature d’accords de paix en 1994.

Tout au long de l’ouvrage, on aurait aimé que l’auteur étaye davantage sa thèse en mobilisant un peu plus de données. Nous n’avons ainsi pas toujours une vue claire de la composition du secteur qu’il étudie. D’autre part, les promotions sociales au cœur de la démonstration paraissent n’avoir touché, finalement, qu’une petite minorité aux compétences reconnues. De ce point de vue, Cleveland fait souvent la part belle à quelques réussites individuelles. Il aurait été pour cela nécessaire de mieux explorer les milieux d’origine et les trajectoires des interviewés. Bien souvent, l’auteur s’appuie sur des témoignages peu contextualisés pour en tirer des anecdotes répétitives dont la représentativité reste parfois à démontrer.

L’auteur se montre également trop partiel quand il traite de questions politiques et géopolitiques. Il n’analyse à proprement parler le contexte de la guerre que dans les chapitres 4 et 5, parce que les guérilleros du Frelimo menacent directement les réserves. Certes, Lourenço Marques et Beira, deuxième ville de la colonie, sont a priori sous contrôle au début des années 1970. Mais les troupes portugaises reculent dans le nord et le centre alors que Lisbonne est de plus en plus désavouée sur le plan international. Des publications officielles à portée touristique, comme celle de l’historien Alexandre Lobato, qu’il ne cite étrangement pas, maintiennent la fiction d’une situation globalement stable. Par ailleurs, les poncifs lusotropicalistes (l’Empire portugais aurait été un lieu de métissage et non de discrimination) des années 1950 sont recyclés jusqu’à la veille de l’indépendance. Cet usage du tourisme par temps de guerre méritait donc d’être étudié plus en profondeur.

Néanmoins, malgré ces quelques réserves, il faut souligner que l’ouvrage de Todd Cleveland, dont la lecture est agréable, offre une étude dans l’ensemble solide sur un domaine dont on se doutait de la pertinence. Alluring Opportunities constitue donc un contrepoint bienvenu aux publications plus abondantes du même type sur l’Empire français ou britannique.

Didier Nativel

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