Muriel Cohen, Des familles invisibles. Les Algériens de France entre intégrations et discriminations (1945-1985).

Paris, Éditions de la Sorbonne, « Histoire contemporaine », 2020, 448 p. Préface de Marie-Claude Blanc-Chaléard.

À l’origine du livre de Muriel Cohen, adapté de sa thèse soutenue en 2013, il y a le projet d’écrire une histoire des familles algériennes en France en déconstruisant une série de représentations. Parmi elles, celle d’une immigration sous-prolétaire vivant majoritairement en bidonville, cités de transit puis HLM dégradés. En proposant un portrait collectif des migrations algériennes par le prisme des familles, l’historienne souhaite aussi dépasser certaines figures, notamment celle du travailleur non qualifié venu amasser un pécule en France durant un court séjour. Tout en consacrant une grande partie de son propos à l’étude des discriminations, elle observe également les différentes formes de l’intégration socio-économique des familles. Muriel Cohen l’affirme, celles-ci, en voie d’enracinement depuis l’entre-deux-guerres, sont demeurées « invisibles » aux observateurs d’alors comme aux sciences sociales. Abdelmalek Sayad ne les mentionne ainsi qu’à partir de son très tardif « troisième âge » de l’émigration algérienne¹. Si la famille constitue l’objet privilégié de l’étude, Muriel Cohen s’attache à considérer chacun de ses membres, dont les femmes, centrales dans ses analyses, et les enfants, présents également (bien que dans une moindre de mesure). L’étude de l’évolution démographique et sociale des familles algériennes en France est au cœur de l’ouvrage, de même que celle des politiques publiques qui visent à réguler et encadrer leur présence, influant sur des trajectoires résidentielles qui sont ici finement analysées. C’est en effet la question du logement qui constitue le cœur de l’intervention des administrations en direction des familles.

L’enquête est ancrée dans un territoire : celui de l’ouest de la région parisienne, et plus particulièrement de la ville de Nanterre, « cas à part mais emblématique » (p. 367) en raison du nombre de familles algériennes qui y vit et principal espace de regroupement de celles-ci en bidonville. L’historienne, qui s’inscrit ainsi dans la riche lignée des études nanterriennes, mobilise les fonds des Archives départementales des Hauts-de-Seine en recourant aussi bien aux méthodes qualitatives que quantitatives. Elle s’appuie également sur des témoignages écrits et de nombreux entretiens, menés auprès d’anciens habitants des bidonvilles comme de travailleurs sociaux et de militants, parmi lesquels domine la figure de Monique Hervo (dont les archives privées sont abondamment exploitées). Muriel Cohen oscille entre enquête monographique et approche générale, faisant varier les échelles et comparant ponctuellement l’ouest parisien avec d’autres régions urbaines de France, en s’appuyant sur l’exploitation des archives des ministères sociaux et de l’Intérieur. L’une des originalités majeures de l’ouvrage réside dans son cadrage chronologique, principalement postcolonial, qui s’étend de l’après Seconde Guerre mondiale au milieu des années 1980.

La première partie du livre est consacrée aux migrations familiales durant les dernières années de la période coloniale (1945-1962). Nuançant l’explication d’une émigration qui résulterait de la seule dislocation des liens familiaux traditionnels en Algérie², Muriel Cohen souligne la place du désir de promotion sociale (économique ou scolaire) et d’émancipation dans le projet migratoire (chapitre 1). La répartition des femmes algériennes qui arrivent France semble tenir à la structure professionnelle des territoires et à la présence de travailleurs dotés d’un emploi stable et qualifié. En les inscrivant dans l’histoire des classes populaires, l’historienne relativise le mal-logement des familles algériennes : si une frange vit dans des conditions moins bonnes que le reste de la classe ouvrière non qualifiée, la majorité connaît les mêmes difficultés. Une étude de cas sur l’immigration des familles « réfugiées » (p. 73) à Nanterre durant la guerre d’Algérie lui permet de relativiser l’idée d’une réelle facilitation de leur venue durant la guerre³. Les différents acteurs en charge des migrations posent en effet de sérieuses limites à leur inclusion, renforcent le contrôle des départs et déploient des mesures avant tout orientées vers le contrôle et la répression (chapitre 2). La vie familiale dans l’ouest de la Seine est décrite dans un troisième chapitre d’histoire sociale qui s’appuie notamment sur une riche documentation photographique. Muriel Cohen montre que le bidonville, lieu de passage pour les uns, d’enracinement pour les autres, n’a pas la même fonction pour tous ses habitants, selon leur situation sociale et leur parcours migratoire et résidentiel. Loin d’être des sous-prolétaires, les habitants des bidonvilles nanterrois, fort hiérarchisés, sont principalement des ouvriers non qualifiés aux revenus réguliers, et la solidarité y repose sur les liens de parenté. L’étude des îlots d’habitations des quartiers ouvriers de Boulogne-Billancourt et de Puteaux permet à l’historienne d’illustrer, en sortant des bidonvilles dans lesquels n’habitent qu’une minorité des familles algériennes, les formes de l’enracinement déjà ancien d’une partie de cette population.

Consacrée à la décennie postindépendance, la seconde partie de l’ouvrage est centrée sur la question du regroupement familial, dont l’étude statistique des dossiers d’autorisation d’entrée de familles de travailleurs algériens (Afta) déposés auprès de l’administration départementale constitue le matériau principal. La chercheuse y montre comment les migrations familiales ont été la cible principale de la politique de restriction de l’immigration algérienne en France post-1962 (chapitre 4). Pour la mettre en œuvre, les administrateurs s’appuient sur les arguments du développement du mal-logement et des bidonvilles. Muriel Cohen propose une étude socio-historique de la fabrication des règles d’introduction des familles à la fin des années 1960 puis de leur mise en application, au moyen d’une analyse des critères de refus, qui reposent en premier lieu sur l’examen des conditions de logement des demandeurs. Elle démontre que les migrants algériens, favorisés en droit par les accords d’Évian, sont discriminés en pratique, puisque soumis à une enquête sociale et à des contrôles frontaliers auxquels les autres étrangers échappent. Le chapitre suivant dresse le bilan contrasté des conditions de logement dans le département des Hauts-de-Seine après 1962. Alors que la partie la plus fragile des familles algériennes vit dans des bidonvilles délaissés par les pouvoirs publics ou des cités de transit ségréguées, les quelque 700 familles qui ont bénéficié de la procédure de regroupement familial connaissent des conditions de logement relativement bonnes en tant que locataires dans le parc privé ou social, et parfois comme propriétaires. En documentant la normalisation des conditions de logement des intéressées, l’un des principaux apports de l’ouvrage de Muriel Cohen est ainsi de mettre fin à la légende noire associant regroupement familial et « crise des banlieues ». Dans le contexte de l’accès massif des familles d’étrangers au parc social au tournant des années 1970, de nombreux maires, qui reçoivent souvent l’appui du ministère de l’Intérieur, s’opposent au regroupement familial des Algériens, avant même sa suspension officielle (mais temporaire) de juillet 1974 (chapitre 6).

La troisième partie de l’ouvrage est consacrée à la décennie 1970-1980, marquée par la fin de l’immigration de masse. Étant donné les discriminations qu’elle subit dans l’accès au territoire, c’est avant tout du fait de la croissance naturelle que la population familiale algérienne (ou d’origine algérienne) augmente de manière significative en France (chapitre 7). L’évolution positive du niveau de vie des migrants, dont une partie a profité des années de croissance précédant la crise, favorise également les circulations entre France et Algérie, notamment pour les vacances. C’est le visage d’une immigration socialement diverse que dépeint alors Muriel Cohen, loin du modèle de l’homme parti seul en France pendant de longues années avant d’être rejoint par une famille nombreuse. Dans son huitième chapitre, l’auteure contredit les analyses faisant du droit au regroupement familial une mesure destinée à compenser la suspension de l’immigration de travail du 5 juillet 1974, puisqu’il est précisément suspendu dans la foulée. Du fait des mobilisations et des effets du droit européen, un retournement total de la politique du gouvernement est opéré dès 1976, mais les familles algériennes demeurent astreintes à une législation restrictive de la fin des années 1960 et restent les principales cibles des opposants à l’immigration familiale. Ces discriminations légales ne prendront fin qu’avec l’accord franco-algérien de 1986. Un court épilogue brosse enfin le portrait de la jeunesse algérienne du début des années 1980, au moment où elle apparaît comme la principale actrice des « émeutes urbaines » et de la Marche pour l’égalité et contre le racisme.

Muriel Cohen livre un bel ouvrage, rigoureux, précis et incarné, au croisement de l’histoire sociale, urbaine, et des migrations (post)coloniales. Si l’on peut regretter que certaines terres d’immigration ne soient pas davantage proposées en comparaison du cas ouest-parisien (le Nord et l’Est, par exemple), ou bien que la focalisation sur les politiques de logement réduise la place accordée à l’étude des autres politiques sociales (la question des prestations familiales notamment), on ne peut que saluer la très grande qualité d’un livre qui fera date.

Hugo Mulonnière

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1. A. Sayad, « Les trois “âges” de l’émigration algérienne en France », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 15, 1977, p. 59-79. ↩︎
2. P. Bourdieu et A. Sayad, Le déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, Paris, Éditions de Minuit, 1964. ↩︎
3. A. H. Lyons, The Civilizing Mission in the Metropole. Algerian Families and the French Welfare State during Decolonization, Stanford, Stanford University Press, 2013. [Compte rendu disponible en ligne] ↩︎

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