Yves Verneuil, Une question « chaude ». Histoire de l’éducation sexuelle à l’école (France, XXe-XXIe siècle).

Bruxelles-Berlin, Peter Lang, « Exploration. Éducation : histoire et pensée », 2023, 536 p.

L’intérêt du livre d’Yves Verneuil dépasse largement l’histoire de l’école et de ce qu’on y apprend. Il aborde cette question « chaude » de l’éducation sexuelle dans une durée de plus d’un siècle, jusqu’en 2022, en contextualisant et analysant, avec autant de rigueur que de finesse, les raisons pour lesquelles d’innombrables acteurs, individuels et collectifs, ont formulé des idées, propositions ou réserves sur l’existence, les modalités et les finalités d’un tel enseignement dans les programmes scolaires.

L’un des intérêts de l’ouvrage est de comprendre son sujet en articulant trois temporalités. D’abord, le temps long, qui est celui de quelques questions récurrentes. L’éducation sexuelle est-elle du ressort de l’école ou de la seule famille ? Doit-elle être de l’ordre de l’instruction, stricto sensu, ou inclure une éducation, c’est-à-dire l’inculcation de valeurs et la prescription ou la proscription de comportements ? Doit-elle débuter avec la puberté ou beaucoup plus tôt ? Est-il possible ou souhaitable de donner collectivement la même éducation à des écoliers et écolières d’une même classe d’âge, mais dont la maturité, la personnalité, la sensibilité, les intérêts et l’histoire personnelle diffèrent, chez chacun(e) ?

Y. Verneuil inscrit aussi son sujet dans le temps moyen qui voit les contextes socio-culturels et politiques évoluer et conduire à reformuler les raisons de l’utilité d’une éducation sexuelle à l’école. Ainsi, au début du XX^e siècle, l’un des objectifs assignés par ses promoteurs à cette éducation est de mettre en garde les jeunes contre les maladies vénériennes, notamment le péril syphilitique. Dans l’entre-deux-guerres, des mouvements hygiénistes, libertaires, néomalthusiens, féministes développent les raisons qui leur sont propres pour instaurer cet enseignement. Dans les années 1960-1970, il s’agit d’accompagner la libération sexuelle qu’autorisent la révolution contraceptive et la mixité instaurée dans les établissements primaires et secondaires. Depuis les années 1980, le sida remet à l’ordre du jour l’utilité d’une information des jeunes sur ses dangers et les moyens de s’en préserver. Enfin, dans une société devenue multiculturelle et connectée, l’éducation sexuelle, dénommée depuis 2018 dans les textes officiels « éducation à la vie affective, relationnelle et à la sexualité », se voit attribuer les impressionnantes missions qui découlent de cette nouvelle appellation.

Nous avons résumé à grands traits quelques moments de l’histoire que retrace Y. Verneuil, mais celui-ci donne toute son importance au court terme, qui est notamment celui du contexte de la promulgation des textes législatifs et réglementaires, depuis la première circulaire, votée sous le Front populaire, en septembre 1937, jusqu’à la toute dernière qu’il a pu prendre en compte, celle de septembre 2022. Sont notamment analysés le rôle du Comité de l’éducation sexuelle mis en place par Gustave Monod en 1947-1948 et le rapport de Louis François qui s’en est suivi, la circulaire Fontanet de 1973, puis les textes qui ont périodiquement redéfini ou précisé le contenu, les finalités et les modalités de cette éducation sexuelle. Quelques affaires ayant ponctuellement marqué le débat public sont également évoquées. C’est le cas, en 1971, du célèbre tract du docteur Carpentier, « Apprenons à faire l’amour », qui fit grand bruit et qui est reproduit ici, p. 257-259 ; une professeure de philosophie, Nicole Mercier, l’ayant lu dans sa classe l’année suivante, fut l’objet d’un procès, qui suscita lui-même de nombreuses réactions.

Dans l’histoire que nous livre Y. Verneuil, la diversité des acteurs impliqués est remarquable. Il s’agit naturellement, au premier chef, du ministère de l’Éducation nationale, mais aussi, à des moments et à des degrés divers, de ceux de la Famille, de la Santé, de la Culture, de l’Égalité hommes-femmes, un rôle particulier étant joué par tel ministre, directeur de ministère ou inspecteur général. De leur côté, les enseignants font entendre leur voix, qui peut être diverse, au travers de leurs syndicats ou par leur degré d’implication personnelle dans les directives qu’ils reçoivent. Les associations de parents d’élèves ont également des avis qui diffèrent, notamment selon que leurs enfants fréquentent les écoles publiques ou les écoles catholiques sous contrat. La hiérarchie catholique elle-même prend position, par la voix de ses évêques, voire par celle du pape en personne, ce qui est le cas de Pie XI en 1929 et de François en 2016, dans des sens très différents.

Ne manque finalement à cette histoire qu’un acteur : l’élève. A-t-il ou elle des attentes et des demandes en matière d’éducation à la sexualité ? Et quel jugement porte-t-il ou elle sur l’intérêt et les effets de l’éducation reçue à l’école ? Si Y. Verneuil n’aborde ces questions qu’incidemment, c’est, clairement, parce que les sources manquent. Depuis les premiers cours assurés dans les années 1970, le recul serait pourtant suffisant pour permettre à l’Éducation nationale ou aux sciences sociales d’apporter des éléments de réponse. Concernant les attentes des élèves, l’auteur ne peut donc qu’évoquer ponctuellement « le désintérêt de plus en plus marqué des lycéens pour les séances d’éducation sexuelle instaurées par la circulaire Fontanet de 1973 » (p. 456) ou le constat fait en 1982 qu’au lycée Victor-Duruy, « il n’y a pas de demande exprimée », les lycéens préférant débattre de questions liées à la drogue et au racisme (p. 314). Concernant les effets observés chez les élèves, sinon ressentis par eux, Y. Verneuil cite une thèse de médecine nous apprenant que, à la suite de cours sur la contraception assurés par des médecins et des psychothérapeutes dans un collège de Montpellier en 1983, les élèves des deux sexes en ayant bénéficié sont deux fois moins nombreux que ceux d’un groupe témoin à avoir ultérieurement présenté des cas de MST et d’IVG (p. 317).

Les effets attendus de l’éducation sexuelle à l’école sont donc essentiellement ceux que lui assigne l’institution, ou ceux qu’elle affiche. En témoigne le volumineux projet de programme que vient de remettre, au printemps 2024, le Conseil national des programmes : des milliers d’objectifs, pas moins, y sont détaillés, année par année, de la maternelle à la terminale. Ce projet doit être soumis à la consultation des « professionnels de l’éducation », avec possibilité pour les familles de transmettre avis et suggestions. La question de l’éducation sexuelle à l’école n’a donc pas fini d’être chaude, même si elle n’est plus qu’une dimension du vivre-ensemble et des valeurs républicaines, au terme d’une histoire dont Y. Verneuil a magistralement retracé la complexité, pour nous permettre de mieux comprendre son provisoire aboutissement.

Pierre Caspard

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