Dimitri Vouzelle, Pionnier de la Résistance. Le réseau Grenier-Godard (1940-1942).

Dijon, Éditions universitaires de Dijon, « Histoires », 2022, 328 p. Préface d’Édouard Bouyé.

Alors que l’écrasante victoire remportée par les Allemands en mai-juin 1940 leur permet de faire plus d’un million et demi de prisonniers de guerre, l’aide apportée aux soldats français qui tentent d’échapper à la captivité¹ a joué un rôle essentiel dans les débuts de la Résistance en France. Il s’agit même de la « grande affaire » des organisations pionnières développées au lendemain de l’armistice, comme a pu en témoigner après la guerre l’ethnologue Germaine Tillion, qui a joué un rôle important dans la constitution des premières filières permettant aux prisonniers évadés de rejoindre la zone sud². Isolé, obligé de se cacher pour ne pas être repris, portant un uniforme qui le rend immédiatement repérable, le soldat qui s’évade et cherche à rejoindre la zone non occupée sollicite au hasard des rencontres de l’aide pour obtenir des vêtements civils, du ravitaillement, une cache temporaire, un moyen de rejoindre la zone sud.

Ayant eu accès aux dossiers d’homologation du réseau Grenier-Godard versés aux Archives départementales de la Côte-d’Or en 2019 et auteur d’un travail très précis et très documenté, Dimitri Vouzelle nous plonge au cœur de l’une de ces organisations de la Résistance pionnière développées dès l’été et l’automne 1940 pour faciliter les évasions de prisonniers de guerre, le réseau dit Grenier-Godard.

Blanche Grenier-Godard, née Grenard en 1900 à Moussières dans le Haut-Jura, mariée en 1920 à Alphonse Élisée Grenier-Godard, travaille à Dijon comme infirmière militaire lorsque la guerre éclate en septembre 1939. Au lendemain de la défaite, trois Frontstalags sont créés en Côte-d’Or pour l’internement temporaire des prisonniers de guerre avant leur transfert vers l’Allemagne. Le plus important, le Frontstalag 155, se trouve à Longvic, sur la base aérienne. 35 à 40 000 hommes y sont internés au cours de l’été 1940, dont de nombreux soldats coloniaux. Des aides se développent au sein de la population locale en faveur des prisonniers, pour leur apporter des colis alimentaires, des vêtements. Le statut d’infirmière de Blanche lui facilite l’accès au camp pour apporter des soins aux prisonniers malades ou blessés ou leur livrer des produits alimentaires. Cela lui permet aussi d’établir des listes de prisonniers transmises aux familles inquiètes sur le sort de leurs proches et surtout de se livrer à une observation attentive du camp pour en connaître l’organisation et les failles. Elle parvient même à récupérer les plans du camp et de ses égouts par le biais d’un complice travaillant à la mairie. Des contacts s’établissent avec les soldats désireux de s’évader. Des techniques se mettent en place pour faciliter les évasions, notamment des hospitalisations à l’Hôpital général de Dijon qui a été réquisitionné par les autorités d’occupation mais dont une partie (l’aile droite) reste dévolue aux hospitalisations de civils. Des vêtements civils sont remis en cachette aux prisonniers de guerre afin de leur permettre ensuite de sortir discrètement de l’hôpital. Des prisonniers affectés dans des commandos extérieurs pour participer notamment aux travaux des champs et à la moisson profitent d’une surveillance relâchée et des facilités offertes pour s’évader.

L’évasion n’est toutefois que la première étape vers la liberté. Il est indispensable de pouvoir bénéficier dans un second temps d’une aide importante pour pouvoir quitter Dijon et rejoindre la zone sud après avoir franchi la ligne de démarcation. Autour de Blanche Grenier-Godard se constitue ainsi, au cours de l’été 1940, tout un réseau capable d’aider les évadés en leur fournissant des vêtements civils, du ravitaillement, des faux papiers, un hébergement pour se cacher en attendant les conditions favorables pour tenter de franchir la ligne de démarcation. Les Grenier-Godard agissent en famille, les enfants eux-mêmes participant aux activités clandestines. René et Jean, les deux jeunes enfants du couple formé par Blanche et Alphonse, servent de coursier et de messagers. Blanche mobilise également son réseau de sociabilité et les commerçants de son environnement proche pour venir en aide aux évadés. Des dizaines de familles du quartier Saint-Michel à Dijon sont mises à contribution ainsi que plusieurs communautés religieuses dijonnaises, comme les Sœurs du Bon Secours ou les petites sœurs dominicaines. Des agents municipaux participent également aux activités du réseau en fournissant les tampons nécessaires pour la fabrication de faux papiers.

Pour permettre aux évadés de passer en zone sud, le réseau Grenier-Godard les oriente vers deux filières principales : celle qui passe par le dépôt de la SNCF de Perrigny-lès-Dijon et celle qui emprunte les chemins de la Saône-et-Loire et du Jura occupés. D’importantes complicités au sein des cheminots permettent de développer les passages clandestins alors que le nombre de candidats ne cesse de croître. Car à partir de la fin de l’année 1940, les évadés ne viennent plus seulement de Longvic et de la Côte-d’Or, mais de tout l’est de la France et même de certains camps en Allemagne. Blanche possède en effet des relais dans le Territoire de Belfort, le Doubs et le Jura, son département de naissance, ce qui permet à son réseau de s’intégrer dans des filières d’évasion plus larges développées depuis l’Allemagne, où sont transférés les prisonniers de guerre à partir de l’automne 1940.

Entre 1940 et 1942, ce sont ainsi plusieurs milliers d’hommes qui sont passés en zone sud grâce à l’organisation créée par Blanche Grenier-Godard. Mais si l’aide aux prisonniers évadés a été la première et principale activité du réseau, celui-ci s’est aussi progressivement diversifié vers d’autres missions : l’aide aux juifs persécutés, la collecte de renseignements pour le Deuxième bureau de l’armée de Vichy ou les services secrets alliés ainsi que le passage d’agents secrets entre les deux zones. S’il n’est pas possible de donner un chiffre exact pour le sauvetage des juifs traqués, plusieurs témoignages laissent à penser que plusieurs dizaines de victimes potentielles des persécutions antisémites ont été secourues et passées en zone occupée. En ce qui concerne les activités de renseignements, le réseau Grenier-Godard a pu faire passer un certain nombre d’informations stratégiques sur la situation en zone occupée au Deuxième bureau militaire installé à Dijon en utilisant les mêmes filières que celles empruntées pour l’évasion des prisonniers de guerre. Des connexions ont également existé entre le réseau animé par Blanche et différents réseaux alliés ayant des relais en Suisse (le réseau Vélite-Thermopyles) ou en Belgique (le réseau V1 200 Fredericksen).

Une série d’arrestations démantèle le réseau en 1942. Blanche et René Grenier-Godard sont arrêtés en juillet par la Sipo-SD de Dijon. Après avoir subi de nombreux interrogatoires dans les locaux de la Sipo-SD rue du Docteur-Chaussier à Dijon, le couple est transféré à la prison de Fresnes en octobre 1942 puis déporté en Allemagne comme prisonnier « Nacht und Nebel » (Nuit et Brouillard). Ayant connu différents lieux de détention au sein du Reich, Blanche est libérée de la prison d’Aichach et rapatriée à Paris en mai 1945. Elle retrouve Dijon en juin. Son fils René, décédé à Dora, ne reviendra pas. Très affectée par la perte de René, Blanche entame la procédure d’homologation de son réseau à partir de l’automne 1946. Le groupe Grenier-Godard est officiellement homologué le 21 février 1948 parmi les mouvements de la RIF (Résistance intérieure française). Le réseau recense alors huit agents « P2 » (activité permanente, intégralement consacrée au réseau), soixante « P1 » (activité continue sous couvert d’une occupation personnelle) et vingt « P0 » (activité occasionnelle). Cette homologation du réseau fait toutefois l’objet d’une remise en cause au cours des années 1950 lors de l’affaire dite Grenier-Godard. Cette remise en cause et les blessures que l’affaire a pu provoquer expliquent que le réseau tombe ensuite quelque peu dans l’oubli après la mort de Blanche en 1970.

Le grand mérite de Dimitri Vouzelle est donc d’avoir fait sortir de l’ombre une organisation qui a pourtant joué un rôle essentiel dans les débuts de la Résistance en Côte-d’Or et qui avait la particularité d’être dirigée par une femme. À travers cette monographie, Dimitri Vouzelle nous aide à mieux comprendre comment est née et s’est développée une organisation pionnière de la Résistance au cours des premiers mois de l’Occupation, et nous offre une plongée au cœur des filières d’évasion et de l’univers des passages clandestins de la zone occupée vers la zone sud. L’ouvrage constitue donc une contribution essentielle à l’histoire de la Résistance française et participe du renouvellement historiographique qui permet de mieux connaître les débuts de la Résistance, son importance au cours des mois qui suivent la défaite et le rôle qu’ont pu y jouer les femmes.

Fabrice Grenard

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1. Avant d’être transférés outre-Rhin, les prisonniers sont consignés dans leur caserne ou répartis dans des camps de fortune aménagés par les Allemands en zone occupée, les Frontstalags. Les départs vers les Stalags (pour les hommes de troupes) ou les Offlags (pour les officiers) en Allemagne s’étalent entre l’été 1940 et le début 1941. Des milliers de prisonniers de guerre profitent de la période transitoire où ils sont internés sur le sol français pour s’évader. On estime qu’environ 10 % d’entre eux se sont échappés au cours de l’été 1940. ↩︎
2. G. Tillion, « Première Résistance en zone occupée. Du côté du réseau “Musée de l’Homme-Hauet-Vildé” », Revue d’histoire de la Seconde Guerre mondiale, n° 30, 1958 (numéro sur la Résistance en zone nord). ↩︎

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