Sarah Gensburger, Qui pose les questions mémorielles ?

Paris, CNRS Éditions, 2023, 328 p.

En 2005, Pascal Blanchard publiait La fracture coloniale, qui exposait la guerre de mémoire entre les « Français de souche », s’identifiant avec les colonisateurs, et les immigrés en France, qui ressentent toujours les effets de la colonisation. Citant cet ouvrage, Sarah Gensburger signale le rapport Portraits de France, rédigé par Pascal Blanchard en 2022, pour aider les élus à « apprendre à écrire autrement notre histoire commune pour dépasser les guerres de mémoire » (p. 157).

Cette étude de Gensburger, à la fois provocante et magistrale, laisse de côté les guerres de mémoire. Elle demande : « Qui pose les questions mémorielles ? » et répond sans hésiter : l’État. Selon elle, l’État fabrique et gère la mémoire publique pour apaiser les conflits sociaux et politiques. Il construit une mémoire commune ou partagée qui saurait intégrer les partis rivaux, en marginalisant les groupes qui demandent que leur mémoire « communautariste » soit privilégiée. C’est à travers les journées de commémoration et les monuments, les projets pédagogiques, les émissions et le « tourisme de mémoire » que l’État fabrique cette mémoire. Ce qui importe, selon Gensburger, c’est moins le contenu historique de la mémoire que « la nature performative des commémorations » (p. 63) qui servent à légitimer l’État.

Gensburger manipule avec beaucoup d’adresse les théories de la mémoire. Mais il ne s’agit pas seulement d’un livre théorique. Il est construit autour de trois études de cas sur la fabrique de ces mémoires par l’État et leur réception publique. Pour la première enquête, Gensburger a fait un voyage au sein de l’État. En 2007-2008, elle a réalisé un stage d’observation participante à la Direction de la mémoire, du patrimoine et des archives (DMPA), « administration centrale en charge de la mise en œuvre de la politique de mémoire de l’État » (p. 27). C’était au début de la présidence de Nicolas Sarkozy qui, curieusement pour un homme de droite, a choisi de commémorer le souvenir du jeune communiste Guy Môquet, fusillé par les Allemands le 22 octobre 1941. Ce geste fut contesté par le Parti communiste, qui considère Guy Môquet comme « son » martyr, mais pour l’État le débat historique n’eut aucune importance. C’était un spectacle, avec une session de slam au mont Valérien, qui devait transmettre un « esprit de résistance » à la jeunesse française (p. 57). Au cours de son stage, Gensburger a fait plusieurs observations. D’abord, la DMPA recrute des historiens non pas pour assurer la vérité historique des commémorations, mais pour cautionner les choix de l’administration. Deuxièmement, si le président Sarkozy a institué un ministère de l’Immigration, de l’Intégration et de l’Identité nationale, la commémoration de faits historiques difficiles, comme la traite des esclaves ou la guerre d’Algérie, était à éviter. « Parce que là on marche sur des œufs », déclare un membre de l’administration, « et notamment il ne faut pas relancer tout le truc sur le rôle positif de la colonisation » (p. 43). Troisièmement, la concurrence des mémoires s’explique en partie par une rivalité administrative. En 1998, le ministère de la Culture crée un Haut comité des célébrations nationales (devenu Haut comité des commémorations nationales après 2011). Cet élargissement du périmètre de la Culture empiéta sur celui du ministère des Anciens combattants, chargé d’organiser les célébrations liées aux guerres, à la déportation et à la Résistance.

La deuxième « experience-enquête » de Sarah Gensburger date de 2011, lorsque la Direction de l’information et de la communication de la Ville de Paris (DICVP) lui confia le commissariat d’une exposition consacrée à la rafle du Vél’ d’Hiv’. Elle expliqua aux organisateurs que le parcours des « enfants cachés » méritait d’être mis en avant pour lui-même et son conseil fut retenu : l’exposition porta sur « la déportation et le sauvetage des enfants juifs de Paris » (p. 186-187). Pour la campagne de communication cependant, son avis ne fut pas pris en compte. Alors que Gensburger souhaitait utiliser une photo d’enfants juifs cachés à la campagne par une famille non juive, semblable à l’image de tout autre enfant, la mairie en choisit une autre, celle d’enfants juifs prise par les Allemands à Drancy, au seuil de la déportation, l’étoile jaune bien visible. Ce qui importait à l’administration, c’était « l’impact » de l’image, « l’émotion » qu’elle provoquerait. Il fallait souligner la persécution et les crimes commis contre les enfants juifs pour émouvoir le public et transmettre un message civique de lutte contre le racisme et l’antisémitisme.

Lors de l’exposition, Genburger a observé le public pour déterminer si la manifestation attirait le « grand public » tant convoité. Elle a relevé la présence de deux types de visiteurs : le premier, venu librement, plutôt âgé, surdiplômé et bourgeois, et le deuxième, des élèves de CM1 et CM2 emmenés par la Ligue de l’enseignement des quartiers de l’est parisien. Bons élèves d’origine immigrée, ils ont su plaire à leur professeur en répondant à la question « Pourquoi c’est important pour vous de savoir tout cela ? » : « Pour que cela ne se reproduise plus ! » et « Pour avertir les gens » (p. 204). Gensburger a poursuivi cette sociologie des expositions commémoratives en 2014, lors de deux manifestations organisées dans le cadre du centenaire de la Grande Guerre : « Été 14, les derniers jours de l’ancien monde » à la Bibliothèque nationale de France et « Vu du front. Représenter la Grande Guerre » au musée de l’Armée. Grâce à des entretiens et des questionnaires, elle a observé que le grand public était assez atypique : des professionnels de l’enseignement ou de la culture, des militaires et des visiteurs dont les ancêtres avaient fait la guerre. Elle considère que cette politique mémorielle est efficace, puisqu’elle permet moins la transmission du savoir que la transmission de valeurs de patriotisme ou d’opposition à la guerre. De plus, elle constate que même lorsque l’État a commis de grosses erreurs politiques et militaires, comme pendant la guerre de 1914-1918, la commémoration a pour effet de renforcer la légitimité de l’État. La boucle était donc bouclée : l’État fabrique la mémoire pour asseoir son autorité et la fabrique de la mémoire devient une des grandes missions de la politique gouvernementale.

Pour l’étude de la politique de la mémoire dans la France contemporaine, cette analyse de Sarah Gensburger est incontournable. J’ai pourtant deux réserves. Pour commencer, Gensburger date du début des années 1980 la mobilisation de l’État et celle d’associations autour de la mémoire. Pour le démontrer, elle analyse les déclarations faites par des associations loi de 1901 qui se réclament explicitement de « la mémoire », et observe que leur rythme de création culmine en 1983-1984 et en 1999-2000. Elle suit aussi la fondation dans les municipalités de délégations consacrées à la mémoire, qui se concentre autour de 2008 et 2014. Ce rythme institutionnel recoupe le memory boom dans les études historiques et sociologiques ayant suivi la publication des Lieux de mémoire de Pierre Nora, entre 1984 et 1992. Pour les périodes antérieures, Gensburger cite l’article de Paul Veyne sur la colonne érigée en l’honneur de l’empereur romain Trajan en 113¹. Entre ces deux dates, Gensburger semble ne pas relever de traces de l’histoire de la mémoire. Les contemporains et les historiens parlaient alors plutôt de « souvenirs », de « symboles », de « culte » ou de « mythe ». Que dire du culte de Napoléon, dont la statue fut érigée à la place Vendôme en 1810, puis démontée et remontée plusieurs fois selon le moment historique ? Que dire des pèlerinages aux champs de bataille de la guerre de 1870 menés par Paul Déroulède et la Ligue des patriotes, comme s’ils répondaient directement aux mots d’Ernest Renan, « En fait de souvenirs nationaux, les deuils valent mieux que les triomphes, car ils imposent des devoirs, ils commandent l’effort en commun² » ? Que dire du transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon en 1965 pour symboliser la mémoire de la Résistance ? L’histoire de la mémoire, en effet, fait l’objet d’une histoire longue.

Par ailleurs, Gensburger laisse entendre que l’État dispose de tous les outils pour apaiser les guerres de mémoire. L’effet traumatique des défaites, des persécutions et des massacres seraient pris en charge par des initiatives bureaucratiques. On pense à la demande d’Emmanuel Macron à Benjamin Stora en 2021 de trouver une « juste mémoire » de la guerre d’Algérie pour apaiser les divisions et les douleurs. Stora a joué le jeu et son rapport de 2022 propose une série de commémorations et des visas pour que des chercheurs algériens puissent travailler dans les archives en France. Mais la guerre d’Algérie a créé des guerres de mémoire entre pieds noirs, harkis et révolutionnaires algériens qui sont restées jusqu’ici essentiellement incompatibles. Cette incompatibilité fut renforcée par l’essor d’un islamisme global, par la loi du 23 février 2005 qui édictait « le rôle positif de la présence française outre mer », suivi par le bombardement français de la Libye et de la Syrie, par l’imposition de la laïcité dans les écoles publiques et la brutalité policière exercée contre les minorités noires ou arabes. Les émeutiers des banlieues d’octobre 2005 et de juin 2023 ont certainement une mémoire collective que l’État français aura du mal à concilier avec la mémoire officielle.

Robert Gildea

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1. P. Veyne, « Lisibilité des images, propagande et apparat monarchique dans l’Empire romain », Revue historique, n° 621, 2002, p. 3-30. ↩︎
2. E. Renan, « Qu’est-ce qu’une nation ? », Conférence en Sorbonne, 11 mars 1882, III^e partie. ↩︎

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