Kenneth Mouré, Marché Noir. The Economy of Survival in Second World War France, Cambridge.

Cambridge University Press, 2023, 309 p

« Toute la France est en état de contentieux », écrivait en 1943 le juriste et homme politique Anatole de Monzie dans La Saison des juges¹, évoquant le très grand nombre de Français faisant l’objet de poursuites judiciaires ou administratives pour ne pas avoir respecté les différentes lois adoptées pour tenter de réguler les pénuries qui frappent le pays du fait du contexte de la guerre et de l’Occupation. Initiés dès la période de la « drôle de guerre » par les gouvernements d’Édouard Daladier puis de Paul Reynaud, généralisés après la défaite de mai-juin 1940 par le régime de Vichy et maintenus après la Libération dans le contexte de la reconstruction, les restrictions, le rationnement et le contrôle des prix adoptés à la fois pour les produits alimentaires et manufacturés ont fait partie du quotidien des Français pendant toute une décennie. Mais si elles avaient pour objectifs de réguler l’économie en essayant de répartir de façon équitable les ressources disponibles dans un contexte de pénuries, ces mesures ont surtout suscité une généralisation de la fraude et des pratiques illégales. Entre 1940 et 1944, 1,1 million de personnes ont fait l’objet d’une verbalisation pour infraction à la règlementation économique, auxquelles s’ajoutent 865 000 nouveaux cas de 1944 à 1949, année où disparaissent les dernières restrictions.

Pendant plus de deux décennies, l’historien canadien Kenneth Mouré, spécialiste de l’histoire économique de la France et auteur d’un ouvrage remarqué sur la politique du franc Poincaré (1926-1936)², a mené des recherches dans tous les fonds d’archives (Archives nationales, Archives de la Banque de France, Archives du ministère de l’Économie et des Finances, Archives départementales) sur la question du marché noir en France au cours de l’Occupation allemande. Il fut l’un des participants réguliers aux nombreux colloques organisés entre 2002 et 2010 par le Groupe de recherches (GDR) dirigé par Hervé Joly sur les entreprises françaises sous l’Occupation et a déjà publié de très nombreux articles sur le sujet, en anglais ou en français. Avec Marché noir. The Economy of Survival in Second World War France publié aux presses universitaires de Cambridge, il nous livre les résultats de ces nombreuses années de recherches. L’ouvrage est en réalité bien plus qu’une simple histoire du marché noir et des différents trafics qui ont pu se développer au cours de la période. Il s’agit d’un tableau des secteurs de l’économie française (agriculture, industrie et commerce) et de l’ensemble des acteurs concernés (producteurs, commerçants et consommateurs), tous confrontés à la question des pénuries et des restrictions au cours de la période. Après avoir rappelé les différentes mesures adoptées par le régime de Vichy (rationnement, répartition, contrôle des prix) pour développer une « économie administrée » censée réguler la répartition des ressources et produits disponibles, Kenneth Mouré évoque leur échec et leurs nombreux contournements, du fait d’une généralisation de la fraude à tous les niveaux et dans tous les secteurs. Plutôt que d’accepter de satisfaire la collecte du Ravitaillement général, les agriculteurs dissimulèrent une part importante de leur production, à la fois pour favoriser leur propre autoconsommation ou celle de leurs proches, mais aussi pour en vendre une partie sur des circuits parallèles, en dehors des règles en vigueur. Tous les secteurs agricoles furent concernés, de la production de céréales jusqu’aux différents types d’élevage (avec un essor important de « l’abattage clandestin »), sans oublier la production de vin. Dans l’industrie, la fraude existait également à tous les étages, comme le soulignait à la fin de la guerre un rapport sur la confiscation des profits illicites pour le textile expliquant que « les pratiques du marché noir se sont développées à tous les niveaux de production, des propriétaires vendant avec des soultes et des factures frauduleuses, jusqu’aux ouvriers, contremaîtres et comptables : tout le monde y prend part ». Dans le commerce, les profits considérables rendus possibles grâce au marché noir et aux différentes pratiques frauduleuses étaient telles que les établissements de vente en gros ou au détail se multiplièrent alors qu’il y avait pourtant de moins en moins de choses à vendre du fait des pénuries et restrictions. Il s’agit là de l’un des nombreux paradoxes de la période, comme le soulignaient les rapports des directeurs de succursales de la Banque de France qui constataient que « des magasins avec moins de marchandises et des horaires plus réduits semblaient augmenter leurs profits ».

Pour les différentes catégories de consommateurs, cette généralisation de la fraude et du marché noir et la nécessité de développer des formes d’approvisionnement parallèles pour compenser les insuffisances du rationnement officiel, contribuèrent à accentuer les inégalités, et par conséquent les tensions, entre les riches et les pauvres, mais aussi entre les travailleurs urbains et les paysans, entre ceux dont le métier ou les relations personnelles permettaient d’avoir plus facilement accès aux produits qu’il devenait difficile de trouver et ceux qui ne le pouvaient pas. De nombreuses parades furent développées pour tenter de combler les insuffisances du rationnement officiel, qui ne permettait de fournir en moyenne qu’entre 1 000 et 1 200 calories quotidiennes, là où 2 500 sont nécessaires selon les nutritionnistes pour un adulte qui travaille : recours au « tourisme alimentaire » consistant à parcourir les campagnes à l’occasion d’un week-end ou de vacances pour s’approvisionner directement auprès des producteurs agricoles, essor des jardins ouvriers et des petits élevages particuliers, généralisation du troc… L’une des pratiques les plus importantes fut celle du « colis familial », autorisée par Vichy à partir de 1941 pour permettre à des producteurs agricoles d’envoyer par la poste à des membres de leurs familles habitant en ville des colis contenant jusqu’à 50 kilos de denrées alimentaires. Ceux qui possédaient des amis ou de la famille à la campagne pouvaient donc plus facilement profiter de cette possibilité d’approvisionnement parallèle. Mais le système donna également lieu à de nombreux trafics avec des producteurs ou intermédiaires qui utilisèrent le « colis familial » comme couverture pour des pratiques de marché noir. Certaines professions, comme les employés de la SNCF ou ceux des PTT, pouvaient aussi user de leurs positions pour voler et détourner une partie de ces colis, qui n’arrivaient jamais jusqu’à leur destinataire. Dans un tel contexte, les pratiques illégales ont connu sous l’Occupation une explosion sans précédent : entre 1938 et 1942, les condamnations pour vol ont plus que triplé. Cette généralisation de la délinquance provoqua une crise morale importante, que la Libération ne permit pas de résoudre immédiatement.

Une majorité de l’opinion était persuadée que les restrictions disparaîtraient avec le départ des Allemands et la fin de la guerre. Mais quatre années d’exploitation économique par le Reich et plusieurs mois de combats intenses et de destructions développées sur tout le territoire en 1944 ne pouvaient s’effacer rapidement. Les difficultés de la reconstruction obligèrent les pouvoirs publics à maintenir les restrictions en vigueur sous l’Occupation, ce qui permit au marché noir de continuer à s’épanouir après la Libération, jusqu’à la toute fin des années 1940. Quant aux différentes institutions créées par Vichy (Ravitaillement général, direction du contrôle économique) et maintenues à la Libération pour tenter de faire respecter les mesures de restrictions, elles connurent en 1945 et 1946 des records d’impopularité. L’épuration des trafiquants du marché noir souleva également d’importantes déceptions dans l’opinion, dès lors que le travail long et difficile mené par les comités de confiscations des profits illicites à partir de la fin de l’année 1944 apparut relativement invisible du grand public et contribua à limiter les sanctions à de simples mesures fiscales.

Avec ce livre sur le marché noir et l’économie de la survie en France au cours de la Seconde Guerre mondiale, Kenneth Mouré offre bien une contribution majeure sur l’histoire économique et sociale des années 1940 en France. Son approche globale contribue à un certain renouvellement de l’histoire culturelle de l’Occupation, qui montre comment le rire et l’humour ont participé d’une forme de résilience au cours de la période³ : les thématiques liées au marché noir ont servi de thèmes à de très nombreux dessins humoristiques au cours de la période, dont les plus significatifs sont reproduits dans l’ouvrage.

Fabrice Grenard

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1. A. de Monzie, La saison des juges, Paris, Flammarion, 1943, p. 22. ↩︎
2. K. Mouré, La politique du franc Poincaré (1926-1936), Paris, Albin Michel,1998. ↩︎
3. A. Aglan Le rire ou la vie. Anthologie de l’humour résistant, 1940-1945, Paris, Gallimard, 2023. ↩︎

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