Michaël Llopart, Aux origines d’AZF. Le problème de l’azote en France (1919-1940).

Tours, Presses universitaire François-Rabelais, « Perspectives historiques. Entreprise », 2023, 400 p.

L’explosion de l’usine AZF en septembre 2001 a durablement marqué l’agglomération de Toulouse. Pourtant, comme l’indique Michaël Llopart, désormais il ne reste plus rien de l’ancien site industriel sur lequel fut produite une large partie des engrais utilisés dans l’agriculture française durant des décennies. Si la vie de ce colosse industriel s’est très mal terminée, sa naissance aussi a été difficile, laborieuse, presque interminable. C’est à cette naissance et aux premières étapes de sa vie longtemps fragile que nous convie Michaël Llopart.

Pour tous les belligérants impliqués dans le premier conflit mondial, l’azote a été une matière stratégique, vitale en vérité. L’issue de la guerre dépendait en effet de la disponibilité de ce composant si abondant et pourtant difficilement mobilisable. L’azote (ou nitrogen en anglais) est en effet un composant essentiel des explosifs et l’une des matières indispensables à la croissance des plantes (avec le phosphore et la potasse, eux aussi indispensables à l’industrie de l’armement). Jusqu’en 1913, l’approvisionnement en azote de l’Europe dépendait pour l’essentiel des gisements de nitrate de soude du Chili. Mais en 1913, grâce aux travaux du chimiste Haber et de l’ingénieur Bosch, la firme allemande BASF parvient à synthétiser industriellement l’azote atmosphérique, donnant ainsi à l’Allemagne les moyens de son indépendance au moins sur ce plan.

Au sortir de la guerre, la France désire à son tour bénéficier de cette technologie. La mise à disposition des vainqueurs de la technologie allemande est l’un des aspects les moins connus et les plus importants du traité de Versailles et des traités subséquents. La première partie de l’ouvrage de Michaël Llopart est consacrée au chemin semé d’embûches qui permit à l’État français de se doter d’une unité de production d’acide nitrique, nécessaire à la production d’ammoniaque, située loin du front d’un éventuel conflit, et qui en temps de paix fournirait des engrais azotés à l’agriculture française et en temps de guerre la matière première nécessaire à la fabrication d’explosifs.

Dans le premier chapitre, après avoir montré que la possibilité d’exploiter la technologie BASF dépendait en fait de la bonne ou de la mauvaise volonté des ingénieurs allemands à céder leurs secrets de fabrication, l’auteur évoque le mélange de considérations patriotiques, politiques, économiques idéologiques, financières, militaires, industrielles, scientifiques et juridiques qui fit obstacle à l’établissement rapide de l’usine sur le site toulousain de la poudrerie nationale retenu par le gouvernement français. Au-delà des problèmes techniques que soulève la maîtrise de la technologie allemande, le projet se heurte à l’opposition acharnée des entreprises privées qui vendent des engrais azotés (dont Kuhlmann et Saint-Gobain) et promeuvent l’usage de procédés français ou italien. Au-delà de la querelle technologique, deux questions plus ou moins liées doivent être résolues préalablement : comment assurer une saine concurrence entre une entreprise d’État et les entreprises privées et quelle forme juridique doit-on adopter ? Finalement, c’est le modèle de l’office qui sera retenu au terme d’un long cheminement législatif (ONIA, Office national industriel de l’azote) dont le modèle de gouvernance doit permettre aux administrations impliquées (finance, agriculture, travaux publics et guerre) et aux acteurs privés (agricoles et surtout industriels) de s’entendre.

Ce n’est qu’en 1924 que commence réellement la phase postnatale. La mise en chantier de l’usine, comme l’indique le chapitre, est un long cheminement au cours duquel les responsables de l’ONIA vont mettre en place un système industriel hybride qui ne correspond que d’assez loin au plan initial. Tout semble poser problème. Les bâtiments de la poudrerie nationale ne conviennent pas. La situation géographique de l’usine est défavorable. Les solutions industrielles retenues pour échapper aux exigences de BASF s’avèrent parfois impraticables ou difficilement compatibles entre elles, parfois fort coûteuses. Les fournisseurs peinent à livrer des matériels qui répondent aux exigences de la fabrication de l’ammoniaque. Les retards s’accumulent en partie en raison des luttes d’intérêt et l’inflation fait exploser les factures. Finalement, après mille détours, l’usine finira par fonctionner essentiellement grâce à la technologie allemande que certains avaient pourtant ardemment désiré écarter.

Dans le chapitre 3, Michaël Llopart s’intéresse à la politique d’embauche et à la politique salariale et sociale de l’entreprise. On peut résumer tout cela en quelques mots : précarité, dangerosité, lésine. On peine à imaginer pire. Les salaires, en particulier, posent question. Ils sont inférieurs à ceux des entreprises comparables. Les conditions de travail sont déplorables et les œuvres sociales sont inexistantes. Les conditions d’embauche et de débauchage sont particulièrement rudes. À cela s’ajoute un régime de surveillance et de sanctions plus militaire qu’industriel. L’obtention d’un statut comparable à celui des ouvriers d’État sera systématiquement repoussée, au moins autant pour des raisons idéologiques que financières. La politique sociale de l’entreprise, puisqu’il y en a une, se focalise sur les familles (mais encore faut-il conserver son poste) et sur les agents à « solde mensuelle », c’est-à-dire pour l’essentiel à une minorité de cadres et de personnels de bureaux mieux payée et peu susceptible d’éprouver les pires désagréments d’une usine qui fabrique et utilise massivement des produits dangereux.

La mise en marche de l’usine intervient au pire moment. La baisse de la demande consécutive à la crise conjugue ses effets avec l’augmentation considérable des capacités de production françaises et européennes depuis la fin de la guerre. Les recettes de l’ONIA s’effondrent. Comme de juste, les industries privées qui avaient milité pour la mise en place d’un cadre libéral se tournent vers l’État en vue d’imposer un cadre dirigiste qui permettra à chacun de préserver sa niche. Mais le cadre français est trop étroit. Il faut s’accorder au niveau européen pour mettre en place une politique de non-agression au risque de voir disparaître l’industrie française. Face aux tentatives de régulation du marché, les organisations agricoles souhaitent que l’ONIA, qui perd des millions chaque mois, continue à vendre à des prix très bas de peur que l’industrie privée n’impose ses prix. Pire, elles s’opposent à toutes mesures protectionnistes en matière d’importation d’engrais. Bref, la situation est intenable sauf à se résoudre à ériger des barrières protectionnistes tout en compensant le manque à gagner pour les agriculteurs.

À l’abri des barrières érigées pour la protéger et grâce à un accord sur le partage du marché, l’industrie française dans son ensemble, et l’ONIA en particulier, parvient à surmonter la crise et à développer une gamme d’engrais complexes. Le marché du sulfate d’ammoniaque (engrais azoté le plus populaire) étant saturé, l’entreprise va fabriquer et commercialiser des « ammonitrates », du « nitrate de soude », du « nitrate de chaux », etc. Rapidement, elle devient leader sur ces marchés rémunérateurs qui constituent pour les industriels une planche de salut. Le taux d’utilisation des capacités de production de l’entreprise, après être tombé à 10 % au début de 1931, ne dépasse que rarement 50 % jusqu’en 1935. Entre 1936 et 1940, il s’établit à environ 60-80 %. L’ONIA devient enfin rentable et solvable. Le soutien de l’État a fini par payer. Au-delà de ces réussites, les efforts de recherche et développement de l’entreprise se heurtent aux problèmes de recrutement, auxquels font face les entreprises dont les salaires ne sont pas attractifs.

Dans le dernier et sixième chapitre, Michaël Llopart revient sur la politique sociale de l’entreprise. On pourrait penser que la sortie de crise et plus tard les avancées sociales liées à l’arrivée au pouvoir du Front populaire provoquèrent une réelle amélioration des conditions d’emploi et de salaire. Ce n’est pas ou peu le cas. Tout au long de la période, depuis sa création jusqu’à la veille de la déclaration de guerre, l’ONIA, surveillé de près par l’administration, met en œuvre une politique sociale agressive vis-à-vis de ses salariés, qui affaiblit d’autant l’influence des syndicats qui ne se réveilleront qu’à la suite des événements du 6 février 1934. En 1936, l’ONIA n’est pas affecté par le mouvement de grève. Si la victoire du Front populaire permet d’enregistrer des gains parfois un peu plus favorables aux salariés que les règles générales, les améliorations ne sont pas toujours au rendez-vous. De nombreux ouvriers restent très exposés aux risques industriels, le règlement des litiges individuels se fait souvent au détriment des ouvriers, et celui des litiges collectifs se heurte à l’intransigeance de la direction.

L’ouvrage de Michaël Llopart, bien que d’une facture très classique dans sa forme et dans ses méthodes, est un ouvrage utile qui permet en particulier de mieux comprendre les conditions par lesquelles l’industrie, la very big industry, a participé à l’émergence d’un modèle d’agriculture fondé sur l’acquisition d’intrants.

Laurent Herment

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