Benoît Vaillot, L’invention d’une frontière. Entre France et Allemagne, 1871-1914.

Paris, CNRS Éditions, 2023, 512 p.

Tiré d’une thèse de doctorat, l’ouvrage que propose Benoît Vaillot est, disons-le d’emblée, une belle réussite. À partir de l’exemple d’une « frontière oubliée » – la frontière franco-allemande née des négociations de paix en 1871 – l’auteur se propose de comprendre « comment “s’invente” une frontière, dans une perspective transnationale et par en bas » (p. 6). S’appuyant sur une ample moisson de sources tant françaises qu’allemandes, l’auteur propose une démonstration solide, convaincante, étayée par des exemples éclairants, même si elle n’est pas exempte de répétitions.

La première partie (« Naissance, vie et mort d’une frontière ») fournit, en trois chapitres, une « biographie » de la frontière, de sa première apparition sous la forme d’un « liseré vert » tracé au début de l’année 1871 sur une carte d’état-major prussienne à sa disparition, de facto dans le contexte des premiers combats de la Grande Guerre, puis de jure avec la signature du traité de Versailles, le 28 juin 1919. Après avoir retracé la genèse de la frontière, l’auteur rend compte du processus de délimitation (sur des cartes) puis des opérations de démarcation (sur le terrain), qui s’avèrent longues (elles durent jusqu’en 1877) et complexes en raison de nombreux désaccords entre les autorités françaises et allemandes (chap. 1). Si un régime d’ouverture, permettant une pérennisation des échanges malgré la nouvelle frontière, perdure dans les années 1880, l’année 1887 marque un tournant. Des incidents de frontières, notamment la célèbre affaire Schnæbelé, amènent les gouvernements français et allemands à davantage investir la frontière. Le régime de fermeture qui s’impose dans les années 1890 – assez inédit en Europe – permet aux deux États de renforcer leur souveraineté. En effet, il faut désormais, en principe, présenter un passeport pour franchir la frontière, même si les stratégies de contournement mises en place par les habitants obligent rapidement les autorités à assouplir les règles en vigueur (chap. 2). Durant les premières années du XX^e siècle, les autorités doivent répondre à de nouveaux défis, tels que la lutte contre les pandémies (en particulier le choléra), ou encore l’apparition de nouveaux moyens de locomotion, qui facilitent le franchissement de la frontière et complexifient les opérations de contrôle, comme l’automobile et surtout les débuts du transport aérien. Cela amène les deux États à instaurer, non sans hésitations et tâtonnements, un « régime de filtration » (p. 179), par exemple en mettant en place des barrières pour obliger les voitures à s’arrêter, renforçant ainsi leur souveraineté. L’accroissement des tensions franco-allemandes se traduit quant à lui par une nationalisation croissante des activités économiques et une militarisation de la frontière (chap. 3).

La deuxième partie (« La frontière, un laboratoire de la souveraineté et des identités collectives ») propose une analyse sensible de la frontière vécue, permettant d’identifier ses différentes fonctions. Le chapitre 4 rend ainsi compte de l’expérience du franchissement – légal ou illégal, par les habitants mais aussi par les animaux domestiques – de la frontière, et de la manière dont les autorités la surveillent et la contrôlent, dans un contexte de tensions qui rend la peur de l’espionnage particulièrement aiguë. La frontière ne sépare cependant alors pas seulement deux souverainetés, mais aussi deux nations. L’auteur consacre donc le chapitre 5 à examiner la façon dont la frontière, envisagée comme un « filtre identitaire » (p. 313), contribue à la définition des identités nationales en construction, en s’intéressant successivement à l’option de nationalité, qui permit, jusqu’au 1^er octobre 1872, à 508 000 Alsaciens-Lorrains de conserver la nationalité française à condition d’installer leur résidence hors de la Terre d’Empire, puis aux politiques vis-à-vis des étrangers résidant dans la zone frontalière, qui font l’objet d’une surveillance particulière, enfin aux changements de nationalité. Par ailleurs, dans la mesure où la frontière traverse de nombreuses forêts, elle a contribué à reconfigurer les espaces naturels par les déboisements permettant de matérialiser le tracé de la frontière, par la mise en place d’une police des forêts soucieuse d’imposer la souveraineté des États dans des lieux propices au braconnage, mais aussi par des politiques sylvicoles très différentes visant à dessiner des paysages réputés conformes aux identités nationales et, du côté allemand, à exalter le « génie national » en affirmant la supériorité du modèle mis en œuvre par contraste avec celui prôné de l’autre côté de la frontière. Cela conduit même à nationaliser, de fait, les animaux sauvages traversant la frontière lors des chasses, les Français estimant que les chasseurs disposent du droit de suivre leur proie où qu’elle aille, tandis que les Allemands considèrent qu’un animal sauvage appartient au propriétaire du terrain sur lequel il est tué (chap. 6). Enfin, le dernier chapitre est consacré à la manière dont la frontière transforme le massif vosgien, par les aménagements qu’elle entraîne (création de chemins de randonnée, refuges, hôtels, chemin de fer…), les activités économiques qu’elle permet (tourisme, randonnée, naissance des sports d’hiver) et l’appropriation symbolique qu’elle autorise (cartographie des espaces, appropriation du patrimoine dans une logique nationaliste, dont témoignent par exemple les travaux de réfection du Haut-Kœnigsbourg commandés par l’empereur Guillaume II, destinés à promouvoir la germanité de l’Alsace, appropriation nationale des paysages grâce à l’installation de panoramas…).

S’inscrivant dans le courant des border studies, tout en puisant des questionnements et des pistes de réflexion dans divers courants historiographiques, de l’histoire de la construction du sentiment national à l’histoire environnementale, sans négliger pour autant les approches plus classiques, l’ouvrage contribue indéniablement à renouveler l’étude historique des frontières. Le parti pris d’une approche « par en bas », attentive aux faits et gestes des acteurs de terrain – membres de la commission de délimitation, fonctionnaires locaux et intermédiaires, habitants en général, clubs sportifs comme le Vosgesenclub… – mais aussi, autant que la documentation le permet, à la manière dont ils en ont rendu compte et à leurs perceptions, se révèle particulièrement riche d’enseignements sur la frontière « vécue » et sur la manière dont elle transforme et renforce les identités régionales et nationales, dans le contexte de l’affirmation des États-nations français et allemand. Cela permet par ailleurs à l’auteur d’appréhender à nouveaux frais le processus de construction de la souveraineté par les États. En étudiant le rôle des acteurs locaux, notamment des fonctionnaires de terrain, dans la « mise en défense » de la frontière, dans la lutte contre la contrebande, ou encore dans le contrôle des flux migratoires et des identités, l’auteur montre comment s’est opérée, au ras du sol, la « monopolisation des moyens légitimes de circulation » (John Torrey) par les deux États. Plus novatrices encore, les analyses de la formation d’une frontière sanitaire, ou encore du rôle joué par les débats concernant le survol de la frontière franco-allemande par les aéronefs dans la genèse du droit international aérien, sont particulièrement suggestives. Inversement, les stratégies déployées par les habitants pour contourner les règles sont finement examinées. Enfin, la prise en compte de la dimension environnementale de la frontière, qui s’inscrit dans un courant de recherche actuel très dynamique, au travers de l’examen des conséquences du tracé frontalier sur les espaces forestiers ou encore sur les animaux domestiques et sauvages se révèle particulièrement riche d’enseignements.

Au total, le livre apporte de précieux éclairages sur la frontière franco-allemande de 1870 à 1914 ainsi que sur ses héritages. Il constitue un outil de travail désormais incontournable sur cette question, notamment grâce aux illustrations qu’il contient, aux nombreuses cartes de grande qualité qui jalonnent la démonstration, mais aussi au site internet qui accompagne la publication (www.border1871.eu), qui donne accès à la bibliographie intégrale de la thèse, à une riche documentation iconographique, à de nombreuses cartes, ainsi qu’à la base de données des quelque 800 incidents de frontière recensés par l’auteur.

On pourrait bien sûr regretter certains manques. La mise en scène des paysages dans les cartes postales aurait ainsi pu être davantage analysée. Le corpus des incidents de frontières aurait gagné à faire l’objet d’une analyse statistique, permettant de mieux en cerner les contours et l’évolution. Mais il ne s’agit là que de points mineurs, qui n’enlèvent rien à une étude d’une grande richesse, qui, au-delà du cas particulier sur lequel elle s’appuie, ouvre, de manière plus générale, de nombreuses pistes pour analyser le processus de construction des frontières et ses effets sur la souveraineté et les identités à l’âge des États-nations.

François-Xavier Martischang

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