Olivier Mahéo, De Rosa Parks au Black Power. Une histoire populaire des mouvements noirs, 1945-1970.

Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Des Amériques », 2024, 286 p. Préface d’Hélène Le Dantec-Lowry.

Il vaut la peine de lire avec attention le titre qu’Olivier Mahéo donne à l’ouvrage issu de sa thèse pour en comprendre les principaux enjeux historiographiques et théoriques. La mention de Rosa Parks comme figure d’ouverture peut surprendre pour une étude censée débuter en 1945, soit dix années avant que la couturière de l’Alabama refuse de céder sa place à un Blanc dans un bus ségrégué, événement à l’origine du boycott des bus de Montgomery par la population noire de la ville (1955). Le choix de l’auteur est évidemment réfléchi : contrairement à la représentation commune, Rosa Parks a derrière elle un passé de militante aguerrie au sein de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP), fondée en 1909. Olivier Mahéo ambitionne ainsi de dépasser les images d’Épinal, comme celle de la « couturière fatiguée », érigée en héroïne malgré elle du mouvement pour les droits civiques.

Le choix des bornes chronologiques est également significatif : l’auteur transgresse le cadre de ce que Bayard Rustin appelait la « phase classique » du mouvement pour les droits civiques, soit la période 1954-1965 allant de l’arrêt Brown, déclarant inconstitutionnelle la ségrégation scolaire, au Voting Rights Act interdisant les discriminations raciales dans l’accès au droit de vote. En choisissant une temporalité élargie, Olivier Mahéo s’inscrit dans le renouvellement historiographique dit du « long mouvement », initié en particulier par un article de Jacquelyn Dowd Hall (2005)¹. Hall entendait montrer qu’il existait une continuité forte entre les mobilisations collectives des années 1930 et 1940 et le mouvement pour les droits civiques qui, dans ce modèle, englobe aussi la période dite du Black Power. À l’encontre de ce qu’affirme le titre, l’ouvrage commence véritablement durant la période du New Deal, mais cela n’entre pas en contradiction avec le cadre historiographique du « long mouvement ». La phase du Black Power est principalement envisagée, dans la dernière partie de l’ouvrage, à travers les enjeux liés à sa naissance (1966).

Enfin, le sous-titre permet lui aussi de préciser la démarche d’Olivier Mahéo, qui s’inspire du domaine ouvert par Howard Zinn à travers son Histoire populaire des États-Unis (1980, 2002 en français). Le pluriel par lequel l’auteur se réfère aux mouvements noirs complète le tableau : il s’agit pour lui de rompre avec l’idée d’un mouvement unitaire, qui serait dominé par ce qu’il appelle un « consensus libéral » (au sens que le terme liberal a pris à partir du New Deal, c’est-à-dire réformiste) et animé par quelques grandes figures nationales, en particulier celle de Martin Luther King. Le mouvement pour les droits civiques fut en réalité composé d’une multitude d’initiatives locales, dans le Sud ségrégué mais aussi dans le nord et l’ouest du pays. De même, les organisations qui le composent sont multiples, qu’il s’agisse de la composition sociale de leurs membres ou de la nature du leadership qu’elles promeuvent. En leur sein même, elles ont connu des tensions, des clivages et parfois des ruptures. C’est sur cette conflictualité inhérente à l’action collective que l’auteur entend insister, pour restituer les différentes options qui se sont offertes aux militants en fonction des circonstances. Ces clivages se sont principalement fondés, écrit-il, sur des questions liées à la classe et au genre. Ce que l’auteur appelle « le récit dominant » (par opposition aux « récits vaincus », p. 24) qui imprègne les représentations collectives tend à minimiser, voire effacer le poids du courant radical au profit du courant réformiste, ainsi que le rôle des femmes par rapport à celui de leurs homologues masculins. C’est par le choix d’un corpus de sources autobiographique et, par là, à travers l’étude de trajectoires militantes qu’Olivier Mahéo entend montrer l’importance de ces acteurs négligés ou mal compris, telle Rosa Parks. En réalité, le statut des auteurs et autrices de ces autobiographies est très variable, allant de la militante de la base (Anne Moody) au leader local (Bob Moses) ou national (John Lewis, Stokely Carmichael). À cela s’ajoutent des archives personnelles et un corpus de photographies, que celles-ci aient marqué l’histoire du mouvement au point d’être appréhendées aujourd’hui de façon décontextualisée, ou bien qu’elles aient été produites par les militants eux-mêmes pour s’approprier et contrôler l’image qu’ils souhaitaient donner au public. Autobiographies et photographies constituent un choix original qui offre des perspectives intéressantes et permettent effectivement de mettre en lumière les approches plurielles et souvent divergentes qui animaient les principales organisations noires.

L’ouvrage, qui procède chronologiquement, est divisé en trois grandes parties : tandis que les deux premières s’articulent autour d’un type de rapport de pouvoir – la classe puis le genre –, la troisième se concentre davantage sur une organisation, le Student Nonviolent Coordinating Committee (SNCC), et sur son rôle dans l’avènement du Black Power sur la scène nationale dans la seconde moitié des années 1960. La première partie (chap. 1 à 3) revisite l’histoire des groupes radicaux des années 1930 et 1940 qui mirent en avant des revendications économiques et sociales, soulignant l’insuffisance de la stratégie privilégiant le combat juridique, comme avait pu le faire la NAACP. À travers les parcours de vie de Hosea Hudson, de Harry Haywood et d’Esther Jackson Cooper, Olivier Mahéo rappelle combien furent importantes deux institutions qui disparaissent largement de l’horizon par la suite, le Parti communiste et les syndicats de travailleurs. Ici, c’est moins la Seconde Guerre mondiale que le maccarthysme qui constitue la césure véritable : il contribue à marginaliser de façon durable tout ce qui pourrait faire penser à du communisme, y compris l’internationalisme ou la critique des inégalités économiques. Cette répression contraint les organisations noires restantes à adapter leur discours et à s’exprimer dans un langage réformiste et intégrationniste. Comme l’écrit joliment l’auteur, la phase classique du mouvement pour les droits civiques « n’est pas la jeune pousse d’un nouvel arbre. Il s’agit plutôt d’un bourgeon qui repousse sur la souche d’un arbre abattu » (p. 89).

Le titre hitchcockien du chapitre 4 (« Des femmes disparaissent ») résume bien l’enjeu de la partie II (chap. 4 à 6) : souligner l’invisibilisation des militantes au sein des organisations noires ou la distorsion mémorielle dont elles sont victimes, comme c’est le cas pour Rosa Parks. Les deux autobiographies à l’étude sont la sienne et celle d’Anne Moody, qui participa au Freedom Summer de 1964 dans le Mississippi. Son témoignage offre un point de vue particulièrement intéressant en tant que locale de cet État du Sud, là où beaucoup de participantes et participants venaient du Nord. Une troisième figure, omniprésente au fil de ces pages, est celle d’Ella Baker. Cette dernière incarne un style de leadership plus horizontal et plus féminin que celui des pasteurs de la Southern Christian Leadership Conference (SCLC), fondée par Martin Luther King en 1957. Les insatisfactions de ces militantes quant au partage inégalitaire des tâches en fonction du genre au sein de ces organisations, même au sein du SNCC, dessinent des lignes de fracture de plus en plus visibles au fil des années 1960.

La dernière partie (chap. 7 et 8) conduit justement le lecteur de la marche de Washington (28 août 1963) jusqu’au point de bascule de 1966, à savoir le ralliement du SNCC et du CORE (Congress of Racial Equality) au projet de conquête d’un « pouvoir noir » (Black Power) et la naissance du Black Panther Party. Dans la continuité des pages qui précèdent, l’étude des trajectoires de John Lewis, de son successeur à la tête du SNCC Stokely Carmichael et de Bob Moses montrent ce que cette évolution doit à la frange étudiante du mouvement. Même John Lewis, réputé modéré et partisan de la non-violence, s’est parfois opposé frontalement à la hiérarchie rigide et à la rhétorique jugée trop prudente de la NAACP et de la SCLC. Les divisions qui apparaissent au grand jour en 1966 sont ainsi l’aboutissement logique des tensions qui couvaient depuis plusieurs années. Olivier Mahéo souligne, dans la lignée de l’historiographie, combien l’année 1964 marquée par le Freedom Summer et l’échec du Mississippi Freedom Democratic Party (MFDP) lors de la convention démocrate d’Atlantic City, constitue un jalon majeur de cette désunion.

Au total, les passages les plus réussis de l’ouvrage sont certainement ceux où l’auteur parvient véritablement à faire surgir de nouvelles perspectives de son parti pris méthodologique, c’est-à-dire en premier lieu le choix des sources autobiographiques. Parcours de vie (Harry Haywood, Esther Cooper Jackson, Anne Moody) et trame politique se mêlent alors harmonieusement, donnant accès aux impatiences, aux déceptions, aux espoirs des uns et des autres. Il aurait d’ailleurs été intéressant d’analyser de façon plus approfondie cette place des affects, en mobilisant les acquis de l’histoire et de la sociologie des émotions. Dans d’autres passages, ces deux plans semblent davantage juxtaposés ; le récit des événements, certes rigoureux et précis mais désormais assez bien connu grâce aux travaux antérieurs que l’auteur mobilise, ne peut alors se nourrir des apports de portraits un peu trop allusifs, comme dans le cas de Hosea Hudson. Plus largement, une critique plus poussée du matériau autobiographique, en tant que source à manier avec précaution – comme Hélène Le Dantec-Lowry le rappelle dans sa préface – aurait certainement ouvert des perspectives stimulantes : quelle part accorder à la mise en scène de soi, à la distorsion de certains faits, ou encore à la volonté de régler des comptes ? À cet égard, le croisement avec des archives de presse peu présentes dans l’ouvrage aurait, à n’en pas douter, permis de renforcer cette nécessaire mise à distance. Ces quelques réserves n’enlèvent rien à l’intérêt de l’ouvrage d’Olivier Mahéo, qui offre une contribution utile à la compréhension d’une histoire qui, comme il le démontre, est bien plus complexe que les lieux communs à laquelle elle est souvent réduite.

François-René Julliard

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1. J. Dowd Hall, « The long civil rights movement and the political uses of the past », The Journal of American History, vol. 91, n^o 4, 2005, p. 1233-1263. ↩︎

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