Claire Flécher, À bord des géants des mers. Ethnographie embarquée de la logistique globalisée.

Paris, La Découverte, 2023, 224 p.

On ne manque pas de récit de voyageurs, genre littéraire s’il en est, plus rares sont les recherches menées en situation d’embarquement. L’ouvrage de Claire Flécher rend compte de cette expérience répétée à quatre reprises. Sa mise en œuvre n’allait pas de soi. Perturbatrice, la présence d’une personne « hors organigramme » et dépourvue des compétences attendues à bord frise l’intrusion, « genrée » de surcroît. On sait gré à l’auteure de rendre compte des modalités d’obtention des autorisations par les armateurs, puis de son acceptation par les équipages, par quoi l’étude sociologique glisse vers l’ethnologie. Ainsi revient-elle sur sa participation à certaines tâches, séquences d’apprentissages et d’initiations indispensables à la compréhension de ce qui se passe sur les navires et occasions d’échanges avec des marins de diverses nationalités. Ce faisant, Claire Flécher brosse un tableau neuf et remarquable des « coulisses de la mondialisation », scrutées « par en bas », des conditions de travail et de vie des acteurs « invisibilisés » du commerce maritime. En charge de 90 % des marchandises transportées, il est le domaine par excellence d’un grand capitalisme acquis aux vertus supposées de la concurrence internationale, à commencer par celle des hommes qui s’activent sur ses navires.

L’étude, servie par la clarté du style, étayée des notes du carnet de recherche et de verbatims d’entretiens, et dotée d’un glossaire, s’ordonne en huit chapitres. Le premier, le plus général et l’un des plus longs, s’appuie sur la négociation de l’embarquement pour poser la problématique et le cadre de l’étude. À grands traits, il retrace l’évolution du statut des marins, depuis les débuts de l’inscription maritime, fille des guerres et de l’expansion coloniale, jusqu’à la « révolution logistique » qui, au lendemain de la décolonisation et sur fond de libre-échange dérégulateur, généralise le recours aux conteneurs et aux « géants des mers », systématise la gestion à flux tendus et l’intermodalité. En quelques décennies, le transport maritime des marchandises s’industrialise, mutation grosse de gains spectaculaires de productivité et propre à bousculer les normes et compromis sociaux antérieurs.

Ces faits rappelés, l’auteure nous ramène à bord, « espace fermé » soumis aux fortes contraintes qu’impose la sécurité, mais qu’accentue le poids de rigueurs disciplinaires héritées du modèle militaire. Aussi bien le « commandant », chef d’expédition, responsable des marchandises et officier d’état civil, demeure-t-il, au XXI^e siècle, le « seul maître à bord après Dieu ». Une stricte hiérarchie régit les relations, la répartition des tâches et des temps d’exécution. Si l’autorité est affaire de grade, au quotidien, elle dépend également de l’âge, gage d’expérience, de la nationalité ou du genre. Son exercice et sa perception varient selon les moments et les lieux segmentés des navires : passerelle et château de navigation, pont, machines, cuisine… Embarqué, montre le troisième chapitre, le personnel vit au rythme d’un « temps discontinu » alternant périodes d’attente, de surveillance et de presse, notamment en escale. Pour autant, les matelots sont mobilisables à tout instant, qu’il s’agisse de nettoyer les fonds de cale, des opérations d’entretien et des imprévus (pannes, avaries…), travaux pour lesquels la polyvalence et le sens de la débrouille rompent la routine des fonctions habituelles.

La flexibilité n’est pas nouvelle sur les navires, mais se plie dorénavant à un « idéal logistique » dont rend compte le quatrième chapitre. Les instruments de contrôle des services à terre de l’armateur réduisent l’autonomie des commandants, tenus d’obtempérer aux critères commerciaux, sinon spéculatifs, qui décident des fréquents changements de destination. Les mesures de sécurité consécutives aux attentats de 2001 et aux risques accrus de piratages ajoutent à cet encadrement. La pression qui en résulte se répercute sur l’ensemble de l’équipage sous forme de stress, de dépassement des contrats et d’insécurité, tant sociale que physique. La très lente entrée des femmes – 9,6 % du total des marins en 2010 et 3,2 % parmi ceux du long cours – dans une profession, où leur présence fut longtemps refusée au motif qu’elles portaient malheur, est au cœur du cinquième chapitre. Attentive, elle-même, à ne pas s’écarter de la voie étroite consistant à rester femme sans tomber dans le piège de la séduction et à « maîtriser les codes de la sociabilité masculine », la chercheuse constate la réalité du plafond de verre qui bloque l’accès au grade de commandant. Confrontées à la persistance de comportements hostiles – cas pour 52,9 % d’entre elles en 2016 – et d’agressions sexuelles – 35,5 % –, les femmes veillent à ne pas paraître créer de sous-groupe au sein de collectifs toujours plus hétérogènes. Tel est, en effet, l’un des principaux résultats du recours aux pavillons de complaisance et des dérégulations de la fin du XX^e siècle. En matière de salaire, de protection et de droits sociaux, thème du sixième chapitre, les hiérarchies ethnico-nationales prévalent sur celles des compétences et des fonctions exercées. « L’important […] n’est pas de savoir où le salaire est gagné, mais où il est dépensé », plaidait, en 1988, un ministre socialiste français moins curieux du devenir des dividendes. Si les officiers et les marins français jouissent de solides garanties, leur part n’a cessé de diminuer, phénomène qu’aggrave la concurrence des marins d’Europe de l’Est pour les postes de commandement. Aux échelons inférieurs, les travailleurs intermittents, recrutés par des agences de manning inégalement scrupuleuses, ne sont payés que selon le temps d’embarquement et cotisent à des organismes privés de protection sociale. L’existence de certificats internationaux de qualification n’a pas plus homogénéisé les conditions d’emploi que les parcours professionnels des matelots des « Suds ». Les « échappées », qu’analyse le septième chapitre, sont rares. Les escales, raccourcies dans des ports inhospitaliers et à distance de villes dignes de ce nom, n’ont plus grand-chose à voir avec les ruptures et les « fastes » des « grosses sorties » d’antan. Leur déroulement accroît, souligne Claire Flécher, le sentiment de décalage et de déracinement de marins « hybrides » qui, sans être au travail, savent ne pas être des touristes. La « vie de bord », entre « bosser, manger, dormir », suscite plus d’occasions et d’envies de repli sur soi que de sociabilité. Redoutés, le désœuvrement et l’ennui favorisent la consommation solitaire et dissimulée d’alcool, tradition combattue par les armateurs. Beaucoup dépend, alors, des initiatives du capitaine qui, s’il en trouve le temps et en éprouve le goût, peut organiser des loisirs plus collectifs, à l’instar des apéros sans alcool ou de jeux, à l’occasion desquels les hiérarchies officielles ou de fait ne s’évanouissent jamais totalement.

Le dernier chapitre considère les marges syndicales de manœuvre dans un secteur mondialisé à la pointe de la dérégulation. L’ancienneté de ces caractéristiques explique la fondation, dès 1896, de la Fédération internationale des travailleurs des transports (FIT) par des marins et des dockers européens désireux d’harmoniser les conditions de travail et de contrer, dans l’immédiat, les transferts de briseurs de grève d’un pays à l’autre. Forte, actuellement, de ses 671 syndicats et quelque 5 millions de membres – marins, dockers, bateliers, cheminots et routiers confondus –, la FIT, adepte d’un syndicalisme de présence et de compromis, est loin de faire jeu égal avec ses puissants interlocuteurs, signataires d’accords standards internationaux calés sur le minimum des conventions de l’Organisation internationale du travail. L’exemple des négociations, ouvertes à la demande du patronat, sur la possibilité d’obliger les femmes à fournir un test de grossesse négatif avant d’embarquer, en dit long sur l’entre-soi des participants et le rapport des forces en présence. Que penser, encore, des connivences entre compagnies récalcitrantes et les États dispensateurs de pavillons de complaisance et prompts à museler les syndicats ? Aussi minces soient-ils, les accords ont permis à la FIT de rôder, dans les années 1970, un système original de contrôle syndical de leur respect sous peine d’amende, voire d’immobilisation du bateau. Les 140 inspecteurs de la FIT effectuent près de 10 000 vérifications par an pour un total de 95 400 navires de commerce en circulation.

L’intérêt et la force de l’ouvrage proposé par Claire Flécher résident assurément dans l’éclairage qu’il apporte sur le travail et les travailleurs d’un maillon essentiel de la mondialisation contemporaine. Elle tient aussi à la méthode adoptée : l’articulation réussie de l’enquête de terrain, au plus près des interactions concrètes du technique et du social, des rapports de classe, de genre et de race, et d’une réflexion plus générale sur les enjeux et les modalités de « l’univers concurrentiel globalisé », les voies possibles, juridico-syndicales, de leur régulation internationale.

Michel Pigenet

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