Stéphanie Soubrier, Races guerrières. Enquête sur une catégorie impériale, 1850-1918.

Paris, CNRS Éditions, 2023, 448 p.

L’ouvrage de Stéphanie Soubrier est consacré à un sujet qui n’est pas étranger aux spécialistes de l’histoire coloniale et militaire française, mais qui est habituellement abordé de façon pointilliste : il s’agit du concept de « race guerrière ». Celui-ci, relevant de la classification impériale, a été formulé de façon plus précise et ancienne dans le monde anglo-saxon, mais il a également trouvé des traductions au sein de l’Empire français, avec des sens et des effets variables dans la durée.

Avant d’entrer dans le fond du sujet, signalons que ce livre, ambitieux par son approche comparative, est rigoureux. Il est écrit dans un style agréable, direct et accessible aux non-spécialistes. Le sérieux de l’analyse, la qualité des sources utilisées et de leur croisement, en font une histoire mesurée, bien loin des positions plus ou moins dogmatiques qui témoignent souvent de crispations mémorielles autour du « fait colonial ».

Cet ouvrage nous semble parfaitement trouver sa place dans le renouvellement historiographique qui tend, en France notamment, à faire converger l’histoire militaire avec les sciences sociales. Le sujet en lui-même est parlant, puisque, comme le dit à juste titre l’auteure, proposer une archéologie de la catégorie de la « race guerrière » revient à rendre compte d’une forme d’« ethnographie militaire » (p. 9), celle notamment incarnée par la figure du général Charles Mangin, auteur de La Force noire en 1910. Remarquons que le propos n’est d’ailleurs pas entièrement centré sur le cas de ce que l’on nommait alors l’« Afrique noire ». Stéphanie Soubrier adopte une approche plus globale. Elle met ainsi en parallèle deux conceptions de l’emploi des troupes dites « indigènes » assez différentes dans leur esprit. Il s’agit d’une part de la « force noire », constituée par des soldats recrutés principalement au sud du Sahara et qui portent le nom générique de « tirailleurs sénégalais », et, d’autre part, de l’« armée jaune », composée de soldats recrutés dans la péninsule indochinoise, dont le général Théophile Pennequin est à l’origine (chap. 6). La dimension comparative ne s’arrête pas là, puisque l’auteure enrichit sa démonstration en recourant à d’autres exemples de recrutement local, à commencer par celui réalisé par les Britanniques en Inde (p. 172-173). Ce faisant, elle fait apparaître avec force les rapports entre savoir et pouvoir en contexte militaire et impérial.

Ce qui frappe à la lecture de l’ouvrage, c’est l’imprécision ou plutôt la plasticité de ce que l’on entend par « race guerrière », catégorie qui est à la fois éminemment martiale, mais qui est également identitaire et performative dans la mesure où elle contribue à façonner des types d’hommes sous l’uniforme. L’allongement de la chronologie proposé par Stéphanie Soubrier en rend bien compte. Celle-ci opte en effet pour la prise en compte d’une durée de plus d’un demi-siècle. Elle s’ouvre dans les années 1850, marquées par le premier mouvement d’expansion significatif de la France en Afrique subsaharienne. Elle se clôt en 1918, au moment où peut être dressé un bilan assez précis de l’usage, inédit par son ampleur, de troupes venues d’Afrique et d’Asie afin de combattre sous le drapeau français. On apprend ainsi que la notion de « race guerrière » s’est généralisée à partir des années 1850, en partie en prenant appui sur l’expérience algérienne, sans s’articuler de façon simple et figée au concept de « race » au sens biologique qui, lui, se développe en France depuis au moins la fin du XVIII^e siècle. En effet, l’histoire tout comme le déterminisme supposé du milieu géographique sont largement convoqués par les officiers qui ont donné corps à cette catégorie. Ils introduisent ainsi des formes de complexité qui contribuent à en rendre la définition fuyante. Elle l’est d’autant plus qu’elle est largement corrélée à l’appréciation du degré de soumission et, partant, de loyauté et de discipline des sociétés parmi lesquelles sont recrutés les soldats. Or, précisément, les loyautés peuvent être changeantes, ce qui explique en partie les cas de réversibilité des stéréotypes militaires, particulièrement lorsque les ennemis d’hier deviennent les alliés du lendemain.

S’il existe bien des matrices de représentation stables, ces inflexions s’expliquent en partie par le fait que ces stéréotypes ont une visée essentiellement utilitaire (p. 10) : il s’agit de penser l’emploi de troupes qui soit efficace, les erreurs en la matière se payant souvent très cher et rapidement sur les théâtres d’opérations. De fait, les erreurs d’approche, ou l’inadéquation entre la théorie et la pratique, nécessitent parfois des révisions du jugement, bien que les officiers européens soient loin d’être tous des parangons de pragmatisme. À cela s’ajoute le poids des caractères ainsi que le degré de curiosité et de connaissance personnelles à l’égard de l’« autre » au contact (p. 42-43).

Par ailleurs, comme l’auteure le souligne à plusieurs reprises, ces essais de catégorisation sont en partie coconstruits. Cependant, il nous semble qu’elle soit loin de tirer de ce propos pertinent toutes les conclusions qu’il implique. En effet, et peut-être cela est-il dû à l’immensité du champ géographique et social couvert par l’étude, on peut avoir le sentiment que l’analyse de la (re)formation de l’idée de « race guerrière » ne s’inscrit pas toujours suffisamment dans des trajectoires historiques africaines et asiatiques du rapport au métier des armes et, singulièrement, aux représentations sociales autour de l’image du guerrier et du soldat, les deux étant loin de se confondre. Les références bibliographiques et le choix des sources témoignent d’une orientation plus classique, finalement essentiellement occidentalo-centrée. Certes, l’auteure se demande comment cette « catégorie […] élaborée par les Français se superpose à des identités militaires indigènes revendiquées de longue date » (p. 169). Mais la question, à laquelle il n’est pas vraiment apporté de réponse, aurait pu être posée différemment : cette catégorie a pu aussi être élaborée par ou en tout cas avec des acteurs africains et asiatiques. Plutôt que de se superposer, elle a pu se fondre à d’autres conceptions locales de la militarité, fût-ce sur le mode du malentendu opératoire.

À ce titre, il aurait été utile de s’appuyer sur des sources produites localement (à l’échelle des cercles, des postes, des villages), y compris par les missionnaires, ainsi que sur des sources orales, afin de mieux repérer les discours et les actions des intermédiaires et courtiers du contact colonial qui ont eu aussi leur mot à dire sur la question, notamment parce qu’ils étaient des informateurs incontournables et que, à l’image des interprètes, ils avaient souvent tendance à sélectionner les informations qu’ils délivraient en fonction de leurs horizons d’attente ou tout simplement de leurs expériences et préjugés. On sait ainsi que Charles Mangin, avant de publier La Force noire, s’était rendu en pays moaaga (ou mossi, dans l’actuel Burkina Faso), où l’un de ses frères, Eugène, œuvrait comme missionnaire. Il y a prélevé une partie du matériau ethnographique et historique concernant cette partie de l’Afrique de l’Ouest. Et Eugène, qui s’est imposé comme l’un des ethnographes reconnus des Moose (ou Mossi), y a été tributaire du regard que forgeaient ces derniers sur leur propre histoire. De même, il aurait été utile d’en savoir plus sur ce que pouvaient en penser les soldats africains et indochinois. Certes, Stéphanie Soubrier a raison de souligner les difficultés de l’entreprise, liées notamment à l’asymétrie des sources (p. 386 sq.). Mais les africanistes, pour ne citer qu’eux, en ont l’habitude. Et, en dépit de ce qui en est dit, ces sources, bien que très fragmentaires et indirectes, existent bien. Du reste, les traces écrites ne sont pas totalement introuvables, pensons seulement à ces 200 lettres de tirailleurs sénégalais de la Grande Guerre dont les extraits ont été commentés et publiés par Guy Thilmans et Pierre Rosière¹.

Plutôt qu’une critique, il s’agit de relever des pistes fécondes ouvertes par l’ouvrage qui permettraient de mieux rendre compte des capacités d’action des acteurs non occidentaux de ce moment colonial. Cela reviendrait, de fait, à rendre compte de l’éthos guerrier des sociétés africaines et asiatiques précoloniales, et notamment de la question de l’honneur, de la masculinité, des parentés symboliques, des mémoires de la captivité ou de l’esclavage, etc., dont un certain nombre d’officiers, parmi lesquels figuraient des administrateurs locaux plus ou moins contraints de se faire ethnographes, ont pu être imprégnés, y compris à leur corps défendant.

Par ailleurs, Races guerrières est une invitation à mieux saisir les liens qu’entretenaient les militaires français en situation coloniale avec les ethnographes et les administrateurs « civils ». Les idées et représentations circulaient en effet dans des réseaux privés, mais aussi institutionnels, qui nécessitent d’en réaliser une « cartographie » précise avec des acteurs bien identifiés. Quid par exemple de l’influence de l’africaniste Maurice Delafosse, déjà bien connu des praticiens de la colonisation avant la Grande Guerre ? Les officiers adoptèrent-ils globalement, en tant que groupe professionnel, une position particulière dans le débat qui opposait les tenants de l’association à ceux de l’assimilation ? En quoi les cultures d’armes (troupes de marine, génie, légion étrangère, etc.) informèrent-elles la définition des « races guerrières » ? Que dire également de la réalité des différences de « style » entre les officiers se revendiquant d’une expérience indochinoise et ceux qui ont exclusivement accompli leur carrière en Afrique ? Au fond, cela permettrait de mieux répondre à la question de savoir quelles sont les spécificités de cette « ethnographie militaire ». Autant de questionnements, non exhaustifs, qui sont avant tout le fruit de la lecture d’un ouvrage assurément stimulant.

Benoît Beucher

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1. G. Thilmans et P. Rosière, Les Sénégalais et la Grande Guerre. Lettres de tirailleurs et recrutement (1912-1919), Gorée, Dakar, Éditions du Musée historique du Sénégal, 2012. ↩︎

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