Henri Eckert, La communauté disloquée. Essai sur le déclin d’une vallée industrielle.

Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Res Publica », 2023, 154 p.

« J’ai 18 points de retard ». Ce sont en ces termes que s’exprime François Ruffin, député de La France insoumise (LFI), au lendemain de la dissolution de l’Assemblée nationale le 9 juin 2024, soucieux de mobiliser ses militants. Le candidat a en effet pu constater l’écart entre le score du Rassemblement national (RN) aux récentes élections européennes et ses résultats comme candidat aux législatives et cantonales dans la première circonscription de la Somme.

C’est en faisant un constat similaire, avec la persistance d’un vote pour les forces de droites modérées aux élections locales et une explosion du vote RN aux scrutins nationaux, qu’Henri Eckert a mené une enquête sociologique et historique dans la Haute vallée de la Thur, dans les Vosges, structurée depuis le début du XIX^e siècle par l’industrie du textile. L’étude, richement documentée, dépasse toutefois les seuls enjeux d’analyse électorale pour questionner la déliquescence des sociabilités et solidarités héritées des usines. Elle est en effet le fruit d’une présence de plus de vingt-quatre semaines cumulées dans le territoire, au contact des habitants, des structures associatives ou encore des festivités locales. En plus des entretiens, l’enquête intègre des archives de la presse locale et des entreprises. Sans surestimer le poids de la biographie des chercheurs, inhérente à la définition consciente ou inconsciente de tout objet d’étude, la démarche résolument socio-historique de l’auteur s’inscrit dans un moment de « retour » de nombreux chercheurs en sciences sociales, depuis les années 2010, sur leurs territoires d’origine, afin d’interroger la progression du RN et la marginalisation sociale de ces anciens bassins industriels. Pour éclairer – voire élucider – les problématiques socio-politiques de ces territoires, ces travaux recourent à une histoire ancrée dans le temps long, allant de la formation à la dé-formation de la classe ouvrière, pour reprendre le terme utilisé par Marion Fontaine dans le cas des mines de charbon.

Le titre de l’ouvrage, « La communauté disloquée », est d’ailleurs la première chose qui frappe le lecteur au regard des qualificatifs généralement utilisés pour désigner ce processus désindustrialisant : déstructuration, déstabilisation, ou encore délitement. Le terme est en effet au cœur de la problématique de l’ouvrage, puisqu’il renvoie à une désarticulation des liens, à leur distension. L’introduction et le premier chapitre de l’ouvrage sur « l’ambiguïté du comportement électoral » des habitants de la vallée montrent précisément l’aspect processuel et l’épaisseur chronologique du basculement. La progression du vote pour le FN puis RN, en effet, loin d’être un réflexe impulsif de colère qui reculerait subitement pendant les élections locales, serait le fruit d’une dynamique historique complexe, dont il faut trouver la racine dans la naissance de l’activité industrielle et dans le fondement des structures sociales. En s’appuyant sur les théories du sociologue Ferdinand Tönnies sur la naissance des sociétés, l’auteur montre que l’effondrement de l’industrie dans ce territoire rural a provoqué un basculement profond dans les relations sociales. Le comportement électoral des habitants n’est en effet que le résultat d’un basculement entre une « communauté industrieuse », née avec le textile, que l’auteur définit comme une communauté d’intérêts réunissant les protagonistes de l’usine « en dépit de toute séparation », vers une « société industrieuse », où ces derniers sont « séparés en dépit de toute liaison ». De la dislocation des liens anciens au fondement de la communauté naît ainsi un espace dans lequel ont pu émerger la panique identitaire et le repli individualiste.

Pour comprendre cette mutation majeure, il faut donc revenir aux fondements de la naissance de la communauté pendant le XIX^e siècle, objet de la première partie. Le propos, riche, est une contribution importante à l’histoire de l’industrialisation de cette vallée, même si un spectre plus large d’archives issues des entreprises et des organisations ouvrières aurait pu donner encore plus de profondeur au récit. Le territoire, qui se situe dans la partie méridionale du massif des Vosges, au sud du département du Haut-Rhin et à l’ouest de la cité industrielle de Mulhouse, présente des traits emblématiques d’une main-d’œuvre industrielle en milieu rural, qui s’est affirmée avant tout par l’impossibilité de poursuivre l’exploitation de la terre. Dès la fin du XVIII^e siècle, en effet, l’usage des communaux a été restreint par l’émergence des forges et des mines qui nécessitait la préemption d’espace forestiers. Le processus d’industrialisation, lui, démarre avec l’ouverture de la manufacture d’impression textile de Wesserling, dans le château des princes-abbés de Murbach, en 1762, établissement qui devient une manufacture royale en 1786, fonctionnant avec l’implication des familles mulhousiennes Risler et Dollfuss, avant de s’imposer comme un vaste complexe usinier durant le XIX^e siècle. L’auteur montre, dans ce cadre temporel, comment s’est dessinée une « communauté d’intérêts », marquée par des avantages octroyés par le patronat tant au nom d’une philanthropie religieuse d’inspiration protestante que d’un projet de contrôle des ouvriers visant une « adhésion idéologique au projet d’entreprise » (p. 76). Cette confiscation de l’autonomie du groupe, notamment par l’immixtion du patronat dans les affaires politiques et religieuses depuis la Révolution française, a subsisté malgré quelques épisodes d’insubordination, avant et après l’annexion de 1870, ainsi que la diffusion d’un syndicalisme chrétien dans les usines au XX^e siècle.

Ainsi, à travers le récit de la genèse de cette « communauté industrieuse », émerge un certain nombre de caractéristiques intéressant directement la seconde partie de l’étude, qui se penche sur sa dislocation. Moins rémunérée que les autres bassins textiles, soumise à un patronage des industriels touchant tous les domaines de leur vie, la main-d’œuvre de la vallée a cependant partiellement consenti à ces conditions, qui permettaient une certaine mobilité sociale et, surtout, représentaient la seule alternative à l’exode. En s’appuyant sur l’analyse de la filature de Malmerspach, petit village près de Saint-Amarin, l’auteur montre cependant que ce modèle est mis en cause en trois temps.

Tout d’abord, du lendemain de la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux années 1968, le « mythe véhiculé par le patronage » (p. 107) est battu en brèche par deux phénomènes : une nouvelle politique patronale et la crise du secteur. En effet, l’usine, ouverte en 1844, est rachetée à la fin des années 1930 par les frères Schlumpf, de nationalité suisse, reconnus pour leur gestion autoritaire et antisyndicale de l’entreprise. Alors que le groupe ouvrier s’autonomise en 1957 par l’émergence d’une section syndicale CGT, puis CFTC, à l’initiative des ouvrières, et que la protection sociale des salariés incombe de façon croissante à l’État, la politique patronale menée par les Schlumpf paraît d’autant moins conforme à l’entente cordiale et au consentement réciproque du patronage construit au XIX^e siècle. Alors que les ouvriers et ouvrières commençaient à remettre en question le différentiel de salaire avec les usines urbaines et s’organisaient sous l’influence de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) et la figure de Fredo Krumnow, secrétaire de la Fédération du textile de la CFDT, l’entreprise est annoncée en faillite le 26 juin 1976. Les frères Schlumpf, démissionnaires, annonçaient céder l’usine pour un franc symbolique. La lutte pour la sauvegarde de l’usine, qui revisite le répertoire d’actions collectives des ouvriers des années 1968 avec la séquestration des Schlumpf, l’occupation et la grève, ne suffit pas à enrayer le déclin de l’activité.

La défaite, cinglante, marque la fin de ce moment éphémère de contestation, et déjà les premiers effets sociaux de la désindustrialisation se font sentir dans la vallée : tassement et vieillissement démographique, « dédensification » du peuplement, allongement des trajets quotidiens des habitants pour aller travailler, excentration des zones commerciales et déclin des commerces locaux. Autant de facteurs qui raréfient les liens de sociabilité entre les habitants et qui conduisent à l’émigration de la jeunesse, et un isolement croissant des personnes âgées. L’auteur termine son propos, fort légitimement, sur la progressive perte d’influence de l’Église, qui structurait la vie de la communauté et des ouvriers dans le cadre du patronage. Plus qu’ailleurs, la crise catholique et l’affaiblissement de l’influence religieuse se traduisent par le recul d’activités de loisir et de festivités qui ponctuaient la vie de la vallée, accroissant la frustration de ceux qui restent. Le « monde désenchanté » (p. 127) qui émerge de ce long processus signe donc la fin de la communauté industrieuse et du sentiment d’appartenance qui la structurait.

Au terme de la lecture, on mesure comme cette étude est, au-delà de la dimension politique, un apport très intéressant à l’histoire de la récession industrielle, tant du point de vue sectoriel, où l’industrie textile est encore relativement peu envisagée au miroir de son déclin, que territorial, où les bassins industriels en milieu rural sont peu représentés. L’enquête réussit le pari de « renouer les fils de la raison de la rupture électorale » (p. 16) en faveur de l’extrême droite par les seules méthodes à même de déjouer l’écueil des explications monolithiques et les représentations misérabilistes : restituer la complexité du temps long, questionner les identités collectives, notamment au travail, mais aussi se tenir au plus près de la subjectivité des électeurs. À ce titre, on peut regretter que les entretiens n’aient pas tenu une place plus importante dans l’analyse. Ils auraient permis de mettre en avant d’autres facteurs décisifs dans le vote RN des classes populaires, à l’image du souci de respectabilité, mais aussi du poids de l’expérience familiale et générationnelle. Aussi, ils auraient pu mettre en perspective le caractère volatil de ce vote et l’importance de l’abstention, qui n’apparaissent pas de façon nette dans l’analyse statistique.

Romain Castellesi

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