Matthijs Lok, Europe Against Revolution. Conservatism, Enlightenment, and the Making of the Past.
Oxford, Oxford University Press, 2023, 384 p.
L’idée moderne de l’Europe trouverait ses racines dans les Lumières, tandis que l’antiphilosophie et la contre-révolution constitueraient les sources de l’antieuropéanisme : voilà une croyance souvent véhiculée dans les discours politiques et médiatiques – ainsi que dans certaines études historiques – mais qui relève de généalogies trompeuses, comme Matthijs Lok prend soin de le relever en exergue de son ouvrage. À l’encontre de cette vision, l’auteur défend la thèse selon laquelle l’idée de l’Europe comme « continent historique » et le passé européen ont été largement « (ré)inventés par les critiques de la Révolution française dans le cadre de leur lutte idéologique contre cette dernière » (p. 4).
Enseignant l’histoire moderne de l’Europe à l’Université d’Amsterdam, M. Lok s’intéresse depuis plusieurs années à la question du changement politique à l’époque révolutionnaire et au XIXe siècle. Après avoir consacré sa thèse à une étude comparée de la transition de l’Empire napoléonien à la monarchie de la Restauration du point de vue des élites administratives, en France et aux Pays-Bas, il s’est tourné vers une histoire des critiques de la modernité libérale. Cette approche l’a amené à codiriger deux importants volumes collectifs publiés en 2019 et 2021. La présente monographie en constitue le prolongement, en se situant dans les mêmes sillons d’une histoire intellectuelle et conceptuelle.
La démonstration s’appuie ainsi sur l’analyse d’un corpus d’auteurs ayant écrit sur l’Europe et son histoire entre 1780 et 1820, et appartenant aux secteurs conservateurs ou réactionnaires, qui se proclamaient eux-mêmes « contre-révolutionnaires ». Il s’agit de montrer comment ces derniers, en construisant leur propre version de l’Europe et de son passé pour l’opposer à la Révolution, ont apporté une contribution déterminante au glissement d’une conception uniquement géographique à l’idée d’un espace largement défini par l’héritage du passé qui se produit à cette période. Le titre de l’ouvrage, « L’Europe contre la Révolution », peut ainsi se prêter à une double lecture : il fait référence à la fois aux oppositions intellectuelles à la Révolution, dont il démontre en outre le caractère « européen » (cosmopolite et transnational), et à une Europe (ré)imaginée, incarnant la vision du monde forgée par ces dernières pour répondre aux défis de la rupture révolutionnaire.
L’idée que l’invention de l’Europe comme continent historique se produit à une époque charnière située au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, que l’historien P. Thompson a qualifié en 1992 de « moment européen », formulée dès les années 1950 par les premiers historiens de l’idée européenne, a depuis fait son chemin dans le débat historiographique, comme l’a illustré un collectif publié en 2014 sous la direction d’Antoine Lilti et Céline Spector. L’ouvrage de M. Lok complète ce tableau en restituant l’apport déterminant des courants conservateurs qui a été largement négligé par cette littérature, même si l’on trouve sous la plume de Gérard Gengembre, ou plus récemment de Manuela Ceretta, de stimulantes invitations à prendre en compte le mythe de l’Europe forgé par les penseurs contre-révolutionnaires.
Non seulement les critiques de la Révolution ont joué un rôle déterminant au cours du « moment 1800 » qui formule l’idée moderne d’Europe, mais leur européanisme ne constitue aucunement une rupture avec l’héritage des Lumières. C’est là un autre fil conducteur de l’argumentation de M. Lok. Si le discours contre-révolutionnaire se forme en apparence à travers le rejet de l’esprit philosophique, accusé d’être le fourreau de la Révolution, en réalité ses représentants « s’inspiraient largement des idées développées par les historiens éclairés du XVIIIe siècle » (p. 16). Toutes les figures étudiées illustrent ces continuités entre les Lumières modérées et la contre-Révolution, qu’il s’agisse d’illustres acteurs du conservatisme du début du XIXe siècle, comme Friedrich von Gentz, Klemens von Metternich ou Joseph de Maistre, « dans lesquels il convient de voir des représentants d’une veine du cosmopolitisme éclairé de la fin du XVIIIe siècle plutôt que comme les hérauts d’une réponse réactionnaire et rétrograde à la Révolution française » (p. 28), ou d’un antiphilosophe aussi « radical et violent » que le jésuite François-Xavier de Feller, lequel « n’hésitait pas à emprunter des arguments éclairés » (p. 19). M. Lok inscrit ici ses pas dans ceux d’historiens qui, depuis les années 1980, ont profondément renouvelé l’interprétation de la pensée antiphilosophique et contre-révolutionnaire, en premier lieu à Darrin MacMahon, auquel les remerciements attribuent « une inspiration importante dans le projet de ce livre » (p. viii).
Qu’est-ce qui caractérise la vision de l’Europe propagée par les penseurs de la contre-révolution ? Au-delà d’une grande diversité et d’interprétations divergentes, l’auteur fait apparaître quatre éléments clés qui, sous une forme ou une autre, apparaissent dans les récits historiques étudiés.
Le premier consiste à décrire l’Europe comme un continent « fragmenté » et dynamique, en donnant à cette diversité une connotation positive opposée à l’unité despotique qui était associée à l’Asie. Une deuxième caractéristique générale de la civilisation européenne, selon ces auteurs, était l’exercice modéré et limité du pouvoir ainsi que la modération des mœurs et des comportements. Le troisième élément résidait dans l’importance primordiale de la liberté, une notion et une valeur que révolutionnaires et contre-révolutionnaires se disputaient en leur attribuant des significations différentes. Enfin, le narratif contre-révolutionnaire avançait l’idée d’un progrès graduel de la civilisation européenne vers une société et une culture toujours plus raffinées. Ce progrès n’était pas compris comme une rupture avec le passé, mais comme un processus lent, s’appuyant sur les fondations d’institutions et de traditions européennes perçues comme anciennes.
Chacun des neuf chapitres de l’ouvrage s’appuie sur l’analyse d’un auteur ou d’un groupe d’écrivains considérés comme des « figures de proue » (lodestars) qui, sans être représentatifs de l’européanisme contre-révolutionnaire dans son entièreté, permettent d’en dégager des aspects particuliers et de les replacer dans un contexte plus général (p. 35). Certaines de ces figures ont inspiré une abondante historiographie, à l’instar d’Edmund Burke, Joseph de Maistre ou Adam Müller (le « Montesquieu allemand »). D’autres, en revanche, ont souffert de l’ombre portée par ces figures plus notoires, comme le révolutionnaire repenti Nicolas de Bonneville, l’ancien ministre de Louis XVI Charles-Alexandre de Calonne ou le dirigeant hollandais Groen van Prinsterer. D’autres enfin sont tombées dans l’oubli, tels le jésuite liégeois François-Xavier de Feller et les professeurs d’histoire Niklas Vogt et Arnold Heeren.
Dans cet exercice, M. Lok fait preuve d’indéniables qualités. L’érudition, fondée sur la consultation d’une grande quantité de fonds imprimés et d’une impressionnante littérature secondaire, le tout dans plusieurs langues (principalement l’anglais, mais aussi le néerlandais, l’allemand et le français), ainsi que le souci poussé de restituer les nuances de la pensée, s’allient dans ce livre à une grande clarté d’exposition. L’analyse des œuvres, située dans les conditions sociales et culturelles de la production des discours, trouve le juste équilibre entre cas d’étude et généralisation. L’ouvrage réussit à saisir les dynamiques complexes qui conditionnent l’écriture du passé, en s’efforçant de la relier sans cesse aux enjeux des batailles culturelles et politiques qui ont marqué le contexte de sa production. Éclairantes à cet égard sont les analyses comparées qu’offre le chapitre 2 sur la publication et la réédition du Manuel du système des États de l’Europe, de l’historien allemand Arnold Hermann Ludwig Heeren, datées respectivement de 1809 et 1819, que l’auteur utilise comme « un exemple révélateur de l’étroite imbrication de l’écriture de l’histoire européenne et de la politique internationale » (p. 8).
Au passif du bilan, il faut porter la longueur et la densité des résumés d’œuvres nécessaires pour suivre l’argumentation. L’analyse passe en outre un peu vite sur l’importance que la communication occupe dans la pensée de l’action politique formulée par les auteurs étudiés, à une époque pourtant marquée par la croissance de la sphère publique et l’irruption des masses sur la scène politique, qui confère une importance croissante à la capacité de « conquérir les esprits » (p. 130). Une plus grande attention à cette dimension aurait permis de mieux saisir le passage de la « fabrique du passé » (Making of the Past)par les récits historiques aux « politiques du passé » (Politics of the Past,titre de l’introduction). Une autre limite touche à la manière de penser l’articulation entre la pensée individuelle et l’expérience collective ou les phénomènes générationnels – la notion de génération est d’ailleurs étrangement absente de l’outillage conceptuel, alors qu’elle figure parmi les grandes catégories de compréhension de l’évolution de l’expérience historique proposées par Reinhart Koselleck et la Begriffsgeschichte, dont l’auteur s’inspire par ailleurs.
Il n’en reste pas moins que l’ouvrage de M. Lok offre une analyse aussi riche que stimulante. Sa lecture apportera matière à réflexion à celles et ceux qui s’intéressent à la pensée contre-révolutionnaire et à l’idée européenne, bien sûr, mais aussi plus largement aux dynamiques cosmopolites et transnationales de la vie intellectuelle européenne du tournant des XVIIIe et XIXe siècle ou au rôle que joue l’écriture historique dans la transformation des imaginaires sociaux et dans le changement politique de cette période charnière.
Simon Sarlin
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Notes de lecture de la revue Le Mouvement social (26 octobre 2024). Matthijs Lok, Europe Against Revolution. Conservatism, Enlightenment, and the Making of the Past. Le carnet du Mouvement social. Consulté le 11 novembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12l0b