Jean Le Bihan, Bourses et boursiers de l’enseignement secondaire en France (1802-1914).

Paris, PUF, 2024, 494 p.

Illustré par les figures de Péguy, Guéhenno ou Camus, « le boursier » semble témoigner de la mobilité sociale permise par l’école républicaine ; en suppléant à l’insuffisance du capital économique familial, la bourse permet à l’élève scolairement méritant de faire des études dans ces filières d’élite et payantes que sont, jusqu’en 1932, les lycées de garçons, et de gravir ainsi des échelons dans la hiérarchie sociale.

Vu leur importance dans l’histoire de l’école comme dans celle de la mobilité sociale, les bourses et les boursiers n’ont pas été ignorés par les historiens, mais Jean Le Bihan innove en proposant une histoire, issue d’un mémoire d’habilitation, qu’il qualifie lui-même de « synthétique et multiscalaire », à juste titre car elle va des politiques d’octroi des bourses et autres aides financières menées pendant tout le XIX^e siècle aux niveaux national, départemental et municipal, jusqu’à l’analyse statistique et prosopographique des élèves boursiers, en corrélant leur origine socioprofessionnelle et le devenir qui sera le leur. La diversité des sources utilisées à cet effet est à souligner, car elles incluent sources législatives et administratives, dossiers personnels, état civil, déclarations de succession, romans et autobiographies… Entre autres, l’auteur a pu établir des fichiers nominatifs de boursiers portant sur leur origine, leurs études et leur devenir, ce qui confère une exceptionnelle robustesse à nombre de ses analyses.

Un volet novateur de l’ouvrage est l’analyse très fine qu’il fait des critères et des procédures de sélection des boursiers au fil du siècle, soit de 1802, année qui voit la création des lycées, à 1914. L’un des critères ne concerne pas les boursiers en tant que tels, mais les lycées qu’ils sont susceptibles de fréquenter ; les bourses peuvent être fléchées vers des établissements précis, pour les rendre attractifs, lorsque leurs effectifs sont jugés insuffisants. Du côté des bénéficiaires, J. Le Bihan analyse avec une grande précision la façon dont se conjuguent ou se hiérarchisent, selon les époques, les critères de sélection des candidats : niveau de fortune familiale, services rendus par les pères à la collectivité nationale ou régionale, à titre militaire ou civil, et, enfin, mérite proprement scolaire, évalué par un examen ou un concours à un âge qui se situe majoritairement entre 11 et 13 ans, les boursiers pouvant être ensuite réévalués en cours de scolarité, pour leur permettre de conserver leurs aides, voire d’en accroître le montant.

Tous ces critères font l’objet de débats plus ou moins argumentés par les contemporains, certains mettant en cause le principe même des bourses. Pour les uns, il produit des « rêveurs », des « déracinés », des « fruits secs » : « Il y a cinquante ans, le baccalauréat pouvait conduire à toutes les carrières ; mais aujourd’hui, pour beaucoup, c’est un premier pas vers la misère », écrit le Conseil général de la Haute-Marne en 1898, dans un texte qui pourrait sembler sérieusement antidaté, les bacheliers représentant alors moins de 2 % d’une classe d’âge. Néanmoins, à mesure qu’on avance dans le siècle, progresse l’idée que toute la collectivité profitera, à terme, du talent de ceux dont une bourse a permis de déceler le mérite. À gauche, des militants peuvent toutefois voir dans l’octroi de bourses une façon d’inciter les ouvriers à trahir leur classe, en la privant d’éléments prometteurs.

Par-delà les objectifs, les espoirs et les craintes des uns et des autres, l’analyse de la population même des boursiers proposée par J. Le Bihan aboutit à des conclusions qui intéressent de diverses façons l’histoire sociale. D’abord, il apparaît qu’en fin de période, les lycéens ayant obtenu des aides financières représentent une proportion nullement négligeable de la population lycéenne. Si on ajoute, comme le fait l’auteur, les bénéficiaires de bourses d’État et départementales, et les formes diverses de dégrèvements et d’exemptions de frais d’études ou de trousseau dont d’autres ont bénéficié, il ressort que les lycéens aidés ne représentent pas moins de 15 à 20 % de la population lycéenne totale. Ceci conduit à relativiser un peu le caractère strictement élitiste de la filière lycéenne, avant sa gratuité.

L’analyse très fine de la population des boursiers permet de la caractériser de plusieurs points de vue. D’abord, leur origine sociale est devenue plus populaire au fil du siècle. Entre 1834-1841 et 1906-1911, calculée sur un corpus de 11 000 boursiers, la proportion de ceux dont la famille appartient aux catégories socioprofessionnelles (CSP) supérieures est passée de 37 % à 10 % ; ceux originaires de CSP moyennes, de 57 % à 33 % ; enfin, ceux de CSP populaires, de 5 % à 56 %, cette dernière catégorie incluant sous-officiers, instituteurs ou petits employés. Mais par-delà cette classification, la proportion de boursiers fils de fonctionnaires, qu’ils soient hauts ou modestes, est remarquable : ils sont 87 % sous Louis-Philippe, 59 % encore à la Belle Époque, la proportion de militaires de tous grades chez ces fonctionnaires passant de 65 % à 28 % entre les deux dates, celle des enseignants, instituteurs ou universitaires, de 4 % à 33 %. Les boursiers fils de salariés du privé ne représentent quant à eux que 0,4 % puis 20 % du total, 7 % seulement, à cette dernière date, étant fils d’ouvriers ou de paysans, 13 % fils d’employés. Les fils de patrons et de membres de professions libérales représentent l’essentiel du reste, soit 20 % en 1906-1911.

Qu’en est-il de l’avenir social et professionnel de ces boursiers ? Sur cette question, J. Le Bihan apporte des réponses particulièrement neuves, car les sources proprement scolaires sont ici muettes et il a dû recourir à l’état civil, à des sources fiscales et des dossiers de carrières pour croiser l’origine et le devenir des boursiers. Dans le cas des boursiers du lycée de Rennes, le constat est clair : sur l’ensemble du siècle, 62 % des anciens boursiers d’État deviennent fonctionnaires (dans l’armée, l’enseignement, les finances, la justice…),16 % deviennent salariés du privé, 13 % exercent des professions libérales, 5 % deviennent patrons. Il est précisé que 82 % de ces anciens boursiers devenus fonctionnaires avaient un père lui-même fonctionnaire, et plus de la moitié un grand-père également fonctionnaire.

J. Le Bihan peut conclure qu’avant 1914, « Le boursier lambda est loin du boursier conquérant de la mythologie républicaine, qui, grâce à son excellence scolaire, peut s’élever jusqu’aux plus hautes cimes du savoir et du pouvoir ». Les bourses servent davantage à « entretenir le lien multidimensionnel qui lie l’État et, accessoirement, les collectivités, à leurs agents », qu’à propulser des élèves pauvres mais méritants au-dessus de leur condition. Précisément mesurées, les trajectoires intergénérationnelles des boursiers sont majoritairement stables, leurs trajectoires ascendantes étant presque compensées par des trajectoires descendantes. Aux boursiers ne s’ouvre qu’une « promotion sociale en demi-teinte ».

Pierre Caspard

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