Bénédicte Vergez-Chaignon, Une juvénile fureur. Bonnier de la Chapelle, l’assassin de l’amiral Darlan.

Paris, Perrin, 2019, 464 p.

Avec cet ouvrage, l’auteure livre une étude fine de l’histoire du jeune résistant Fernand Bonnier de la Chapelle et comble ainsi une lacune dans l’historiographie. Jusque-là, l’élimination de l’amiral Darlan le 24 décembre 1942 avait suscité une prose abondante et de qualité très inégale, tendant plus à la recherche du scoop, voire à la surenchère dans les interprétations les plus scabreuses plutôt qu’au respect absolu des faits. On peut regretter fortement l’emploi du terme assassin, inapproprié dans ce cas, car l’acte du jeune Fernand ne relève pas du droit commun en période de guerre.

L’historienne tord le cou aux idées reçues, retrace le parcours du jeune résistant et des circonstances qui l’amènent à l’élimination du haut-commissaire. Organisé en chapitres courts, parfois trop courts, rompant la fluidité de la lecture, l’ouvrage s’attache à présenter les origines sociales du jeune homme, son milieu familial, père français et mère italienne. À la séparation de ses parents, il quitte Alger pour Paris, élevé et choyé par son oncle paternel et sa femme, couple aisé sans enfant, qui lui offre une bonne éducation au sein du collège Stanislas jusqu’au baccalauréat. Son premier acte de rébellion est de prendre part à la manifestation des lycéens et des étudiants le 11 novembre 1940. Par prudence, il préfère prendre du champ et regagne Alger, où il retrouve son père journaliste à La Dépêche algérienne. En juin 1941, il passe en auditeur libre la deuxième partie de son baccalauréat de lettres, qu’il obtient en dénotant une belle perspicacité.

Grâce à des appuis, il s’engage à la base aérienne de Blida, avec l’arrière-pensée de s’emparer d’un avion et rejoindre la France libre à Londres, via Gibraltar. Après de vaines tentatives, renvoyé dans ses foyers, il devance l’appel et rejoint les chantiers de la jeunesse, où il est formateur d’un groupe de jeunes, puis prolonge son contrat en février 1942. Mais, déçu, il donne sa démission, refusée et transformée en révocation. Il décide alors de reprendre des études de droit à Alger puis s’inscrit au Centre d’études politiques et administratives de la faculté de Lyon. Il aurait dû s’embarquer le 7 novembre 1942, mais la mise en place du régime « Menace » en Algérie annule son départ. Il ne fait pas partie, à son grand regret, des partisans des Alliés qui œuvrent pour le débarquement anglo-américain à Alger le 8 novembre 1942 et la rentrée de l’Afrique du Nord dans la guerre. Engagé volontaire dans le French commando du Corps franc d’Afrique en Tunisie, gaulliste de cœur, il est le 22 décembre en permission à Alger lorsque Henri d’Astier de La Vigerie, secrétaire d’État adjoint chargé de l’Intérieur, Alfred Pose, délégué général à l’Économie, l’abbé Louis Cordier et leurs collaborateurs membres du haut-commissariat dirigé par l’amiral Darlan, se font les artisans du retour au pouvoir du prétendant au trône, le comte de Paris (alors au Maroc et clandestinement amené à Alger en contrevenant à la loi de 1886 interdisant le séjour en France des prétendants). Les complotistes veulent remplacer Darlan à la tête du haut-commissariat et vont plus loin en envisageant son élimination physique. L’historienne démêle avec brio l’écheveau complexe de cette conjuration à multiples facettes et le plan préparé à la hâte par Henri d’Astier, l’abbé Louis Cordier et Alfred Pose. Pour convaincre le jeune homme, ils lui font croire que le général de Gaulle ne verrait pas d’un mauvais œil cette action, avec l’arrière-pensée de faire porter ensuite les accusations sur le chef de la France libre. Elle n’évoque pas le prétendu tirage au sort tant de fois évoqué pour désigner le résistant qui passera à l’action, comme l’a affirmé Philippe Ragueneau. D’emblée, elle souligne toutes les failles du projet, « le plan d’approche, les moyens d’exécution, le programme de repli, tout est approximatif, hautement aléatoire et offre peu de chances de succès ». On a promis à Fernand de solides interventions au cas où il serait arrêté, ce qui est crédible puisque d’Astier est secrétaire d’État adjoint. On l’a aussi assuré que s’il était condamné, il serait bien sûr gracié. Le plan des bureaux du palais d’été lui est fourni par l’abbé Cordier. L’arme que Bonnier a subtilisée au Corps franc s’enrayant, Jean-Bernard d’Astier lui remet un pistolet 7,65 modèle Ruby qui compromet ses chances de fuite. Le jeune Bonnier se présente sous un faux nom le matin du 24 décembre, mais l’amiral Darlan part déjeuner, et c’est l’après-midi qu’il passe à l’acte. Rien ne s’est passé comme prévu.

Arrêté, interrogé, il fait l’objet d’une parodie de justice dont le chef d’orchestre est le général Bergeret, haut-commissaire adjoint, assurant l’intérim de Darlan. Il n’y a pas de renvoi. Dans la précipitation, le procès-verbal daté du 24 décembre vers 21 h n’est pas signé par l’accusé. Fernand est traduit le jour de Noël devant la cour martiale du tribunal militaire permanent d’Alger, conduit à la salle d’audience un peu avant 20 h, devant laquelle il maintient avoir agi seul. À 21 h 30, la cour prononce la condamnation à mort, exécutoire dans les vingt-quatre heures en temps de guerre. Son père comme son avocat se démènent toute la nuit pour obtenir un recours en grâce, que le jeune prévenu a espéré jusqu’au bout. Ses commanditaires, Henri d’Astier, l’abbé Cordier, Alfred Pose et le comte de Paris, interviennent trop tard. Les arrières n’ont pas été assurés. La grâce est refusée par le général Bergeret et par le général Giraud. Il est exécuté au champ de tir d’Hussein Dey à 7 h 30 puis inhumé au cimetière Saint-Eugène le 27.

La nouvelle connue dans la soirée du 29 décembre, la répression s’abat sur les résistants « gaullistes » du 8 novembre, dont Henri Aboulker, professeur de médecine à Alger, et son fils José, André Achiary, commissaire de police, tous internés à Laghouat dans le Sud algérien par un Bergeret soucieux du maintien de l’ordre. Puis, dix jours plus tard, Henri d’Astier et Louis Cordier subissent le même sort et sont mis au secret. On cherche aussi des responsables au sein du Corps franc d’Afrique déjà dans le viseur. L’arrivée à Alger du chef du contre-espionnage à Vichy, le commandant Paillole, qui a fait travailler Achiary, convainc Bergeret d’ouvrir une nouvelle enquête pour complicité d’assassinat et complot contre la sûreté de l’État, confiée au procureur adjoint du Maroc, le capitaine Albert Voituriez. Menée tambour battant, l’instruction révèle les violations du droit de l’enquête initiale et les véritables protagonistes. Mais Bergeret et Giraud, déçus de la mise hors de cause des gaullistes, ne veulent pas lever le voile ni aller plus loin en délivrant un ordre d’informer du comte de Paris. Il n’y aura pas de procès.

L’arrivée du général de Gaulle à Alger le 30 mai, suivie de la création du Comité français de la libération nationale (CFLN), qu’il copréside avec le général Giraud, change la donne. Le 14 septembre est délivré un non-lieu en faveur d’Henri d’Astier de la Vigerie. C’en est terminé de l’affaire judiciaire. Le 30 octobre, le général de Gaulle fait Compagnons de la Libération les résistants du 8 novembre 1942 qui ont aidé les Alliés à Alger, non seulement Henri d’Astier de la Vigerie, mais aussi José Aboulker et Germain Jousse. Concurrence mémorielle, Giraud croit bon peu après de leur remettre la croix de guerre.

Première étape vers la réhabilitation de son fils, Eugène Bonnier de la Chapelle adresse une requête au général de Gaulle, informé et bouleversé « par un spectacle odieux », qui lui répond comprendre pleinement ses sentiments. Le 11 décembre 1943, un communiqué du commissariat à la Justice publié le 19 décembre dans la presse récuse les accusations d’agent de l’Italie ou de l’Allemagne contre le jeune résistant. Un hommage réunissant de nombreuses personnalités, commissaires du CFLN, socialistes, résistants de l’association du 8 novembre 1942, présidé par le colonel Jousse, lui est rendu au cimetière Saint-Eugène le jour du premier anniversaire de son exécution, le 26 décembre. Dès lors, la réhabilitation est en marche. À Paris, Fernand prend le relais de son frère Eugène à Alger, fort de ses relations au sein du gouvernement provisoire. Le 21 décembre 1945, la chambre de révision de la cour d’appel d’Alger, en séance publique, annule la condamnation prononcée par la cour martiale le 25 décembre 1942. Le cercueil est rapatrié. Fernand est réinhumé au cimetière de Sèvres en juin 1950. Par décret du 19 août 1953, le résistant reçoit à titre posthume la médaille militaire, la croix de guerre avec palme et la médaille de la Résistance. Mais entre-temps, son père, brisé par la perte de son fils, meurt.

L’ouvrage brosse un portrait d’un jeune homme, patriote, rebelle, non pas exalté mais déterminé et animé par « une juvénile fureur », comme l’écrit le général de Gaulle dans ses Mémoires de guerre. On peut regretter cependant qu’en dépit d’une bibliographie étoffée, l’ouvrage ne comporte pas de notes empêchant le lecteur d’aller plus loin.

Somme toute, écrite comme un scénario, cette biographie pourrait susciter la réalisation d’un documentaire.

Christine Levisse-Touzé

 

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