Tangui Perron, Tapis rouge et lutte des classes. Une autre histoire du festival de Cannes.

Ivry-sur-Seine, Les Éditions de l’Atelier, 2024, 142 pages. Postface de Sophie Binet

En 1995, Tangui Perron, historien du cinéma militant, avait organisé dans ce qui se nommait alors la vidéothèque de Paris une passionnante journée sur les centenaires croisés du cinéma et de la CGT. Ses travaux ultérieurs n’ont eu cesse d’approfondir les interactions de ces deux histoires qui, pour conjointes qu’elles soient à divers titres, sont néanmoins ordinairement abordées de manière étanche. C’est cette approche que Tangui Perron met en œuvre dans cet ouvrage principalement consacré aux deux premiers festivals de Cannes, dont celui de 1946 s’affirme pour « plus importante manifestation internationale qu’ait pu entreprendre le pays depuis la Libération ». Il explique ainsi à qui l’ignore ou l’aurait oublié, pourquoi la CGT, du fait de son implication dans la naissance de ce festival et de sa représentativité dans le champ du spectacle, est aujourd’hui encore membre de son conseil d’administration.

Dans sa postface (p. 127-131), Sophie Binet crédite entre autres Tangui Perron de son engagement continu pour l’éducation populaire. Son ouvrage, destiné à un large public, revient sur les travaux menés par d’autres historiens comme sur certains de ses propres écrits, qu’il s’agisse « du festival qui n’a pas eu lieu », en 1939 (Olivier Loubes), de Bataille du rail (Sylvie Lindeperg)ou de la lutte contre les accords Blum-Byrnes et la défense du cinéma français¹. Les chapitres plus directement consacrés aux festivals de 1946 et 1947 sont en revanche originaux à maints égards. Leur histoire s’inscrit au croisement d’une histoire nationale – la décision de l’État et le financement public, demeuré à la marge –, internationale – Cannes versus Venise, le lien avec les origines antifascistes du festival semblant perdurer via le président du jury du festival après-guerre et ses premiers palmarès, puis la concurrence américaine – et locale.

Tangui Perron recourt, comme à son ordinaire, à des panoramiques, des travellings et des plans rapprochés en focalisant ici l’approche sur ceux qui, pour n’avoir pas créé de toutes pièces le festival, l’ont du moins rendu possible. Il s’agit d’abord, dans la France de la Libération qui se relève à peine de ses ruines, des collectivités locales et territoriales, avec l’action étroitement conjuguée de trois hommes : le député communiste Virgile Barel, qui a contribué précocement à féconder le plus grand festival cinématographique du monde en relayant l’ambition portée par Jean Zay, André Pourtalet, pareillement député communiste, et le docteur Picaud, « médecin des pauvres » et républicain de gauche, devenu maire de cette cité bourgeoise, s’il en est, à la faveur du rapport des forces qui prévaut à la Libération. Tous trois sont soucieux de développer à la fois le tourisme populaire et l’hôtellerie de luxe à destination du tourisme international, en érigeant le festival en fleuron culturel comme en facteur de renaissance économique.

Les pouvoirs publics à l’origine de la relance du projet, sans pourtant le financer à la hauteur des besoins, ont subordonné la pérennisation du festival dans la ville de Cannes à l’achèvement dans les temps voulus du Palais des festivals, pour 1947. À l’heure où le rationnement sévit encore, où les matériaux indispensables et la main-d’œuvre font partout cruellement défaut, le maire, épaulé par la CGT, galvanise, dès juillet 1945, les travailleurs qui aménagent, bénévolement, les plages, promenades et jardins, les pistes de l’aéroport, puis mobilise tous les corps de métier pour construire le palais dans les (courts) délais impartis : métallos, ouvriers du bâtiment, menuisiers, apprentis du centre de formation professionnel de la Bocca, cheminots, couturières, employés des studios de cinéma à l’appel du syndicat des travailleurs de l’industrie du film, au service d’un « rêve collectif » qui prend corps et s’affirme. Non sans possibles tensions il est vrai, évoquées par l’ouvrage, entre cet « élan démocratique » des « bâtisseurs et bâtisseuses » et le « protocole mondain » du festival, le maire faisant du moins monter sur scène et applaudir les artisans de cet « élan collectif et généreux ».

L’apport syndical ne se réduit pas à « une mobilisation des corps prolétaires ». La fédération du spectacle CGT est membre du comité d’organisation du festival, ses adhérents des Alpes-Maritimes participent à la surveillance du palais, le syndicat des acteurs organise concrètement la venue des vedettes et participe à la composition du jury… Tangui Perron réduit là la focale pour sortir de l’oubli hommes et femmes, acteurs et actrices de cet « élan civique et patriotique » nécessaire à la renaissance économique, sociale et culturelle de leur ville et de la nation tout à fois, en prenant appui sur divers fonds d’archives, la presse régionale et des entretiens.

Le festival de Cannes se révèle ainsi sous un jour moins connu, apportant du même fait un éclairage original sur l’un des fronts sur lesquels s’est alors déployée la bataille de la production.

Danielle Tartakowsky

---

1. Voir le DVD Grands soirs et beaux lendemains, 1945-1956, le cinéma militant de la Libération et de la guerre froide, Ciné-Archives, 2017. ↩︎

---

---