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Marion Labeÿ, Victor Fay (1903-1991). Itinéraire d’un marxiste hétérodoxe au sein du mouvement ouvrier français.

Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, coll. « Dossiers et documents de l’ITS », 2023, 282 p.

L’ouvrage de Marion Labeÿ, issu de recherches initialement menées dans le cadre d’un mémoire de master soutenu en 2015 sous la direction de Sophie Cœuré et Sylvio Pons, revient sur la trajectoire de Ladislas Faygenbaum, dit Victor Fay, au sein de la gauche européenne et française. Désormais largement effacé des mémoires militantes contemporaines, Fay présente le cas relativement atypique d’un militant communiste puis oppositionnel, devenu anti-stalinien sans être anti-communiste, comme beaucoup d’autres « ex », tels que Boris Souvarine ou Pierre Pascal (p. 22), et ayant maintenu un engagement socialiste et révolutionnaire, fondé sur un rapport critique aux références marxistes et sur l’ouverture aux initiatives politiques émergentes, comme l’autogestion à partir des années 1950-1960. L’autrice revendique moins l’élaboration d’une « biographie classique » que l’exploitation des vertus heuristiques d’une étude de cas individuelle pour traverser l’histoire des gauches françaises au XXe siècle (p. 15). La contrainte des sources est assez forte, puisque les archives personnelles de Victor Fay, conservées par La Contemporaine, se constituent pour l’essentiel des documents accumulés après 1944, en particulier son importante production journalistique. Les archives de l’Internationale communiste et du Parti communiste français (PCF) antérieures à son retrait du parti, en 1936, ne sont pas mobilisées ici, car elles semblent de fait assez pauvres en mentions explicites de Fay. Le portail numérique Pandor ne renvoie ainsi que six résultats dans les fonds de la Section française de l’Internationale communiste (SFIC) (RGASPI 517/1). Les souvenirs publiés par Victor Fay lui-même offrent donc une source essentielle pour rendre compte de nombreux aspects de son existence. Toutefois, Marion Labeÿ s’attache à passer les mémoires et les témoignages au crible d’une mise en contexte minutieuse, appuyée sur une vaste bibliographie. Surtout, elle fonde ses analyses sur les travaux de sociologie historique du militantisme communiste et de l’engagement militant en général (Olivier Filleule, Catherine Leclercq, Julian Mischi, Bernard Pudal, etc.). Notons également que le mémoire initial a été actualisé à partir de références historiographiques postérieures à 2015, sans toutefois avoir pu intégrer totalement les travaux parus entre 2017 et 2021, à l’occasion des centièmes anniversaires de la révolution russe puis du congrès de Tours.

Né à Varsovie en 1903, dans une famille de la petite bourgeoisie d’origine juive et convertie au catholicisme, Ladislas Faygenbaum fut très tôt plongé dans le tumulte de la Première Guerre mondiale puis de la vague révolutionnaire européenne qui s’ensuivit. Encore lycéen, il fut happé par le mouvement national polonais et participa durant la guerre aux actions clandestines des forces indépendantistes (p. 31). En 1918, dans la Pologne nouvellement indépendante, il se rapprocha du socialisme, particulièrement des positions de Rosa Luxemburg, qui resta pour lui une référence théorique centrale, source d’un regard critique sur la pensée de Lénine et sur le bolchévisme (p. 45 et 229-237). Adhérent aux Jeunesses communistes en décembre 1918, Ladislas Faygenbaum connut une formation politique accélérée. Il accéda très vite à de premières responsabilités et fut surtout confronté à une situation intérieure particulièrement complexe, après le conflit entre la Pologne et la Russie bolchévique en 1919. En rupture avec sa famille, militant d’une organisation groupusculaire en butte à une forte répression – il fut lui-même arrêté à plusieurs reprises –, contraint à la clandestinité, il fit aussi dans le parti l’expérience d’une « subjectivité rendue impure par ses origines bourgeoises » (p. 39), qui renforçait une identité complexe et plus ou moins clivée : élevé dans le catholicisme mais dans une famille à « l’identité juive fluide et discrète » (p. 38), internationaliste mais marqué par l’enjeu de la souveraineté polonaise contre l’occupation russe. Ainsi, il acquit très tôt une disposition à l’hétérodoxie et fit l’apprentissage précoce d’une forme de marginalité à l’égard du centre. En 1921, il prit ainsi part aux courants « gauchistes », qui critiquaient la tactique du « front unique » décidée par l’Internationale communiste. Dans un contexte théorique encore relativement préservé de la sclérose stalinienne, cette première expérience d’opposition initia sa plongée dans le corpus marxiste (p. 41), qui se perpétua tout au long de sa vie et alimenta ses compétences exégétiques, condition essentielle à l’accès au statut d’intellectuel marxiste.

Arrivé en France en 1925, au moment de la « bolchévisation », Victor Fay était officiellement étudiant – il envisagea de réaliser une thèse en histoire moderne en 1929-1930 – mais devint en pratique un révolutionnaire professionnel. Le chapitre 2 décrit son tripe rôle de propagandiste, de journaliste et de responsable de la formation, circulant entre Paris, Toulouse, Montpellier et le Nord-Pas-de-Calais, toujours dans une semi-clandestinité et dans des conditions matérielles précaires. Proche du groupe des émissaires kominterniens auprès du PCF et particulièrement engagé sur le terrain de la formation, il contribua à l’émergence de nombreux cadres communistes de premier plan.

Intellectuel organique intégré aux cercles dirigeants du PCF, Victor Fay passa, entre 1933 et 1936, de la dissidence interne, au sein du groupe « Que faire ? », à la rupture discrète, sans exclusion ou mise en cause publique. Dans le troisième chapitre, Marion Labeÿ livre une analyse fine « d’un processus de désengagement qui s’enracine dans l’histoire sociale et personnelle de ce militant » (p. 117), dont l’habitus militant s’était constitué dans un état antérieur du parti et se trouvait désormais en décalage avec le stalinisme triomphant, symbolisé par les procès de Moscou.

Avec le groupe « Que faire ? », il critiqua la stratégie communiste du Front populaire, réprouvant le tournant patriotique autant que l’alliance avec les radicaux. Par antifascisme et sentiment d’urgence face aux périls, il soutint l’URSS tout en dénonçant Staline. Méfiant envers toutes formes de militantisme groupusculaire, réticent à l’égard des trotskystes, il rejoignit la SFIO. Malgré une certaine proximité avec Marceau Pivert, il refusa tout pacifisme et y soutint donc le courant de la Bataille socialiste. Outre la reconversion politique et militante, sa rupture avec le PCF eut aussi un coût psychologique et matériel, mais Fay parvint à devenir correcteur.

Durant la guerre, il se réfugia en zone sud où son importante expérience clandestine et conspirative, en Pologne comme en France, de même que son savoir-faire pratique dans le domaine de la propagande (écriture, correction, coordination et édition de journaux) furent mis à profit par les Mouvements unis de la Résistance (MUR) et plus particulièrement pour le journal L’Appel de la Haute-Loire,en 1944. En septembre 1944, André Ferrat, son camarade du groupe « Que faire ? », l’appela à la rédaction de Lyon libre.

Les difficultés de Fay à « convertir ses ressources militantes et intellectuelles au sein du socialisme » (p. 124), déjà perceptibles avant-guerre, furent confirmées après la Libération. Malgré quelques tentatives à Lyon (p. 151), il ne fut pas en mesure d’endosser à la SFIO le rôle « d’intellectuel de gestion des profanes1 » qu’il occupait au sein du PCF, comme propagandiste et éducateur : le public ouvrier ou populaire était absent ; la SFIO n’avait ni les moyens ni l’ambition d’une pratique d’éducation populaire de masse (p. 147-148). Seul son métier de correcteur lui permit de recréer ce rôle en animant un cercle politique avec des collègues (p. 148). Commentateur critique de l’évolution de la SFIO sous la conduite de Guy Mollet, qu’il avait pourtant soutenu dans l’immédiat après-guerre, Victor Fay rompit finalement à mesure qu’il accéda à un nouveau rôle d’observateur critique de la vie politique et de la situation internationale, notamment du bloc socialiste, en tant que journaliste à Combat puis à la Radio-télévision française (RTF). De manière générale, dès les années 1930 et plus encore après 1944, le positionnement de Victor Fay fut toujours pris dans un champ de forces complexe, entre le jeu politique partisan et ses homologies ou ses réfractions dans la sphère du journalisme de gauche et le monde intellectuel.

En 1958, il participa à la fondation du Parti socialiste autonome (PSA) puis en 1960 du Parti socialiste unifié (PSU). Comme le souligne Marion Labeÿ, cette organisation constituait un espace social ajusté à la position qu’il avait acquise à la fois dans et hors du champ politique, marquée par l’activité intellectuelle et théorique, en retrait de la mêlée (p. 188) – alors qu’il était en pratique « placardisé » au sein de la RTF avant son renvoi défini en 1967. Il s’y consacra en particulier à la réflexion sur l’autogestion (p. 230-236), qu’il contribua à ancrer dans la culture politique du PSU (p. 180). Au sein des instances du parti, il fut toutefois à nouveau marginalisé progressivement en raison de sa critique des positions majoritaires et de Michel Rocard. Même si Fay fut « enthousiaste » (p. 199) face au mouvement social de mai-juin 1968 et à « une situation prérévolutionnaire », la séquence ne semble pas essentielle dans sa trajectoire.

Comme le soulignent les dernières années de sa vie, marquées par le désenchantement progressif à l’égard de la gauche au pouvoir, l’engagement et la vie de Victor Fay furent toujours travaillés par un effort pour évoluer – parfois rompre – sans (se) trahir. Ainsi, sans jamais renier son passé militant, il chercha au contraire à lui donner sens, « entre mémoire et histoire », y compris dans le dialogue avec les historiens et historiennes (240-249). Une « position marginale, parfois effacé », qu’il revendiqua rétrospectivement (p. 250) et qui contribue à l’intérêt de revisiter aujourd’hui son parcours.

Paul Boulland


  1. B. Pudal, « La vocation communiste et ses récits », in J. Lagroye (dir.), La politisation, Paris, Belin, 2003, p. 147-161. ↩︎

OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Notes de lecture de la revue Le Mouvement social (23 novembre 2024). Marion Labeÿ, Victor Fay (1903-1991). Itinéraire d’un marxiste hétérodoxe au sein du mouvement ouvrier français. Le carnet du Mouvement social. Consulté le 21 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12qrw


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