Laura Hobson Faure, Manon Pignot et Antoine Rivière (dir.), Enfants en guerre. « Sans famille » dans les conflits du XXe siècle,

Paris, CNRS Éditions, 2023, 424 p. Préface d’Esther Mujawayo.

L’historiographie des enfances en guerre est en plein essor depuis qu’en 2006 Stéphane Audoin-Rouzeau avait interrogé les contours et les spécificités de ce sujet de recherche et souligné « l’aspect encore très lacunaire de notre connaissance¹ ». L’ouvrage collectif Enfants en guerre, issu d’un colloque sur les enfants et adolescents « sans famille » dans les conflits du XX^e siècle, organisé par Manon Pignot, Laura Hobson Faure et Antoine Rivière aux Archives nationales en 2019, est la parfaite illustration de ce dynamisme historiographique en France et ailleurs². Rassemblant les textes de participant·es au colloque ainsi que des traductions d’articles, et complété par un numéro de la Revue d’histoire de l’enfance irrégulière³, l’ouvrage est structuré autour de cinq parties accompagnées d’une courte présentation (« Séparations », « Génocides », « Prises en charge », « Orphelins de guerre », « Mémoires et représentations »). La quinzaine de contributions qui le composent se proposent d’explorer les expériences, prises en charges et représentations collectives de cette jeunesse « sans famille », afin de mieux comprendre les bouleversements qui accompagnent les guerres et les sorties de guerre. « Sans famille » mais pas nécessairement « sans personne » (p. 22). Plusieurs chapitres reviennent en effet sur le rôle des services sociaux, des associations, des familles de substitution et des fratries (terme qu’Yves Denéchère, reprenant Raphaëlle Branche, remplace par celui d’adelphie), avec une volonté partagée de participer au renouvellement archivistique et méthodologique nécessaire à l’écriture de ce que Manon Pignot appelle une histoire des conflits « à hauteur d’enfants ».

Si on retrouve les dominantes géographiques – l’Europe – et chronologiques – la Seconde Guerre mondiale et la Shoah – caractéristiques de ce champ d’études, on ne peut qu’être impressionné par la diversité des sujets et des approches. Cette diversité porte tout d’abord sur les cas d’étude, la première partie de l’ouvrage questionnant ainsi les causes et expériences multiples de la séparation à travers les guerres et sorties de guerre en Espagne et en Indochine. Elle tient aussi des partis pris méthodologiques des auteur·es, comme celui de Célia Keren d’aborder l’histoire de l’intime – ici la décision de se séparer d’un enfant en temps de guerre – au prisme de la quantification. Elle porte enfin sur les archives mobilisées, qui vont des sources administratives à l’histoire orale et la littérature. On pense notamment aux dossiers d’observation de la contribution de Franciele Becher sur les trajectoires de jeunes Français ayant été confrontés à la justice des mineurs à la sortie de la Seconde Guerre mondiale ou au corpus d’albums et de romans analysé par Éléonore Hamaide-Jager pour retracer l’évolution, depuis les années 1980, de la figure de l’orphelin dans la littérature jeunesse francophone sur la Shoah.

La richesse des textes réunis ici illustre la volonté de Manon Pignot, Laura Hobson Faure et Antoine Rivière de contribuer à un « triple décloisonnement » (p. 23) : croiser des historiographies qui s’ignorent souvent, mettre en dialogue la recherche historique avec d’autres sciences humaines et sociales, et donner une place significative à la parole des témoins. L’ambition de décloisonnement historiographique est particulièrement réussie à deux niveaux. Tout d’abord, l’ouvrage est un modèle dans sa capacité à construire une réflexion sur les situations génocidaires, qui s’autorise à favoriser « la lecture croisée des expériences enfantines » (p. 23) sans pour autant en effacer les spécificités ou hiérarchiser les souffrances. Si la deuxième partie du livre est entièrement consacrée aux génocides, au sein desquels les enfants sont « systématiquement ciblés à la fois en tant que membres du groupe persécuté et en tant qu’enfants » (Laura Hobson Faure, p. 87), plusieurs contributions dans les autres parties du livre ont pour objet la Shoah ou le génocide des Tutsis au Rwanda, notamment la préface d’Esther Mujawayo, survivante, sociologue et psychothérapeute rwandaise, ou le texte de Susan Gross Salomon qui aborde ce que le silence et la parole signifiaient pour les orphelins de la Shoah ayant grandi dans des maisons d’enfants en France. L’ouvrage réussit ensuite à intégrer pleinement les guerres coloniales (les contributions d’Yves Denéchère sur les enfants eurasiens en Indochine et de Lydia Hadj-Ahmed sur les expériences de la séparation et du deuil des enfants pendant la guerre d’indépendance algérienne), dans une historiographie qui se concentre souvent sur les deux conflits mondiaux et l’Europe. L’effort de donner la parole aux témoins est tout aussi louable. La deuxième partie du livre donne ainsi à lire les témoignages recueillis et présentés par Antoine Rivière de Monique et Charles sur les expériences des enfants juifs de l’Assistance publique, puis celui d’Éric, adolescent rwandais, recueilli par l’Association des veuves du génocide (association cofondée par la préfacière de l’ouvrage) et admirablement traduit et contextualisé par Hélène Dumas.

L’ensemble des contributions qui compose cet ouvrage sera donc d’une grande utilité pour les étudiant·es, enseignant·es et chercheur·es qui s’intéressent à l’histoire des enfants et adolescents et de leurs prises en charge par une multitude d’acteurs, mais aussi à l’histoire des guerres et des génocides, dont les jeunes ont longtemps été absents. Sa lecture éclairera aussi toutes celles et ceux qui souhaitent un regard historique sur les drames qui se jouent aujourd’hui à Gaza, en Ukraine, au Soudan et ailleurs.

Antoine Burgard

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1. S. Audoin-Rouzeau, « Enfances en guerre au 20^e siècle : un sujet ? », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n^o 89, 2006, p. 6. ↩︎
2. On pense par exemple aux monographies suivantes : C. Mahé, La Seconde Guerre mondiale des enfants. Allemagne, France, Italie (1943-1949), Paris, PUF, 2024 ; F. Kind-Kovács, Budapest’s Children. Humanitarian Relief in the Aftermath of the Great War, Bloomington, Indiana University Press, 2022. ↩︎
3. L. Hobson Faure, M. Pignot et A. Riviere (dir.), « Séparés. Des enfants dans la guerre, 1920-1950 », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », n° 24, 2022. ↩︎

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