Laurent Colantonio, L’homme-nation. Daniel O’Connell et le laboratoire politique irlandais, 1775-1847.

Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, « Histoire et civilisations », 2023, 400 p.

Cet ouvrage vient combler un vide historiographique, puisqu’il est le premier, depuis le XIX^e siècle, en français, consacré à la figure incontournable du « Libérateur » Daniel O’Connell (1775-1847). Professeur à l’UQAM, L. Colantonio contribue ainsi à attirer l’attention sur le « laboratoire » irlandais (p. 16), trop souvent négligé. Fin connaisseur de celui qui a révolutionné la vie politique, pas seulement irlandaise, auquel il avait déjà consacré sa thèse, qui portait plus précisément sur la présence d’O’Connell dans les débats politiques français entre Restauration et Deuxième République, Laurent Colantonio explore avec cet ouvrage, version remaniée du mémoire inédit de son HDR, « l’homme-nation ».

La formule, inspirée du concept d’homme-peuple mis en avant par Pierre Rosanvallon (p. 19), est très bien trouvée, car O’Connell était l’incarnation d’une nation qui réaffirmait son droit à l’existence par sa voix, son corps, son image. L. Colantonio cherche donc à comprendre le trait d’union, la « rencontre » (p. 27) entre l’homme et le peuple constitué en corps politique, fusion qui fascina ses contemporains. Réflexion sur le populisme, cette étude s’en éloigne pourtant aussitôt, car le personnage, s’il était autoritaire, a cherché, au moins initialement, à être une émanation du peuple irlandais et non son guide, à conjuguer l’impulsion d’en haut et le mouvement profond d’en bas, entre la figure wébérienne du leader charismatique et les masses qui font leur entrée en politique.

O’Connell a été beaucoup travaillé dans l’historiographie anglophone, entre héros populaire et traître à la cause irlandaise. Les sources convoquées sont connues : les plaidoiries de l’avocat, ses discours de député au Parlement britannique, les innombrables articles de journaux qui lui ont été consacrés. Ce sont surtout ses écrits intimes qui sont exploités de manière originale : son journal de jeunesse, la correspondance avec son épouse, qui révèle un O’Connell encore plus catholique qu’il n’est habituellement présenté.

Quatre parties structurent l’ouvrage. La première aborde les années de jeunesse (1775-1823), lorsque se forge son héritage politique et culturel, son idéologie. La deuxième partie (1823-1829) analyse le jaillissement de la figure du « Libérateur », culminant avec le succès de l’émancipation des catholiques irlandais en 1829. La troisième partie étudie les années 1830 : à la tête d’un mouvement politique représenté au Parlement, O’Connell exige « Justice pour l’Irlande », mais ses multiples atermoiements montrent les contradictions, voire les impasses, de cette mobilisation. Enfin, la quatrième partie est consacrée aux années 1840, lorsqu’il invente un mode de mobilisation politique inédit, les « monster meetings », avant la catastrophe de la Famine. S’il suit le déroulé biographique classique d’une vie, l’ouvrage cherche à saisir la dynamique politique de la modernité dans ses contextes irlandais, britannique, impérial et européen.

Les premiers chapitres présentent l’origine sociale – une prestigieuse famille gaélique de l’« underground gentry » (Kevin Whelan) catholique du Kerry, ni rebelle ni soumise –, les premiers engagements (flirtant avec le painisme et avec les Irlandais Unis, avant d’adopter un constitutionnalisme en rupture avec cet héritage initial), puis ses premiers succès en tant qu’avocat, qui contribuent à forger sa réputation d’orateur. L’apport de l’auteur se situe surtout dans son analyse des ressorts de l’émergence de la figure du « Libérateur ». À cet égard, la présentation de son engagement initial dans le Comité catholique fondé au milieu du xviii^e siècle, puis l’analyse de sa mainmise sur l’Association catholique, montrent les relais de la construction de la figure du chef charismatique. Un point crucial est la Monthly Catholic Rent (une cotisation modique demandée à tous les sympathisants), pratique déjà connue depuis les années 1790, mais, de manière déterminante, 15 000 des 45 000 livres récoltées financent des actions en justice en faveur des pauvres catholiques, en réponse aux centaines de lettres sollicitant une aide. L’Association met ainsi en place une justice qui satisfait une aspiration populaire, réitérée en 1843 avec les Repeal Arbitration Courts (p. 292). Cette construction d’un pouvoir séditieux, reconnu comme légitime par le peuple, ébranle le pouvoir en place. Ce phénomène se répète pendant la guerre d’indépendance (1919-1922), avec les tribunaux mis en place par le Sinn Féin¹¹.

Le ralliement de la hiérarchie épiscopale est une rupture. Dans les années 1790, le Comité catholique effrayait l’Église par son autonomie et par son alliance avec les Irlandais Unis et la société secrète des Defenders, dont les membres étaient excommuniés. Désormais, ce ralliement permet à l’Église d’exercer son influence, O’Connell étant revenu dans le giron catholique depuis son mariage en 1809. Le leader dénonce alors le localisme et la violente des sociétés secrètes héritières des Defenders. Sur ce point, l’analyse des réseaux liés au Comité puis à l’Association catholique aurait pu être plus développée, car ces divisions féroces, re-jeu des années 1790, sont fondamentales pour comprendre le positionnement d’O’Connell. L’historiographie aurait pu être davantage exploitée pour montrer que l’Association n’hésite pas non plus à recourir à la violence pour intimider les meneurs de ces sociétés.

Dès lors, la montée en puissance de l’Association catholique s’organise sur deux niveaux : les cadres sont les rouages, les curés les relais, et le « peuple en mouvement » est présent lors de meetings. Élu (illégalement) député dans le comté de Clare en 1828, O’Connell devient un héros populaire. En réaction, le gouvernement anglais propose l’émancipation des catholiques, en contrepartie d’une dissolution de l’Association et de l’augmentation de la franchise électorale, ce qui implique l’exclusion des électeurs les plus modestes. Cette loi est perçue comme une immense victoire pour le peuple d’Irlande, O’Connell parlant de « glorieuse révolution » (p. 164). Il devient le « Libérateur » qui a créé une « communauté émotionnelle » (Weber). L’écho international est considérable.

Pour O’Connell, cette révolution est politique plus que sociale. La « machine nationaliste » (p. 184) qu’il met branle s’appuie sur un programme réformateur, mais lorsque cette promesse donne le signal de la tithe war,de novembre 1830 à 1838 (des émeutes du refus de la dîme due par les catholiques à l’Église protestante), O’Connell dénonce la violence populaire. Il fait preuve d’une hostilité farouche envers les Ribbonmen, issus des sociétés secrètes, en ce qu’ils étaient des sortes de proto-syndicats, et ses relations difficiles avec les radicaux anglais sont nourries par des divergences politiques, comme son soutien à loi libérale de 1836 qui augmente le temps de travail des enfants. Il conjugue ainsi libéralisme politique, implication populaire du radicalisme et conservatisme social (p. 226).

Mais de quel radicalisme s’agit-il ? S’il soutient l’émancipation des juifs, s’oppose à l’esclavage et dénonce les abus du colonialisme britannique, O’Connell ne remet jamais en question l’empire. De plus, il n’envisage jamais la rupture, mais défend le maintien de la « connexion » (p. 205-206) avec l’Angleterre. Il veut donc conquérir la souveraineté politique en l’articulant à un projet de redéfinition de la relation avec la monarchie anglaise. Ainsi s’expliquent les tensions au sein du mouvement « nationaliste » quand émerge le mouvement Young Ireland, via son organe de presse The Nation. Elles se cristallisent autour de la mémoire de ’98, et le poème de 1843, « The Memory of the Dead », du Young Irelander John Kells Ingram vise O’Connell (« Who fears to speak of ’98 ? »).

De plus, l’invention par O’Connell du nationalisme catholique (chap. 11) met fin à l’âge des révolutions en Irlande : c’est lui qui a noué le catholicisme et la nation irlandaise, transformant la nation en nationalisme, à l’instar de mouvements similaires en Europe s’inscrivant dans la réaction catholique contre-révolutionnaire². Dans cette optique, O’Connell correspond au concept de populisme et, à ce qu’écrit L. Colantonio, « il n’a pas pu, ou pas su, endiguer le mouvement de confessionnalisation des enjeux politiques » (p. 249), il semble possible d’ajouter qu’il n’a pas voulu.

La fondation de la Loyal National Repeal Association (LNRA) en 1840, associée à un discours plus musclé en faveur du « Repeal » (l’abrogation de l’Union), et son élection en 1841 comme Lord Mayor de Dublin correspondent à une relance de la mobilisation, qui passe par la réconciliation entre le mouvement national et le mouvement des travailleurs, ou plutôt le noyautage du second par le premier. 1843 ainsi est la Repeal Year, l’occasion d’une nouvelle rencontre entre le peuple et son « Libérateur » via les monster meetings (utilement cartographiés p. 275), méthodiquement analysés (chap. 13). Le meeting de Tara rassemble 200 000 personnes qui incarnent la communauté nationale grâce à une scénographie performative, accentuée par l’iconographie et les prises de parole. L’ampleur de la mobilisation populaire, avec 1,5 million de participants aux différents meetings (p. 276), et les velléités séditieuses des Young Irlanders au sein du mouvement effraient le gouvernement qui décide d’arrêter O’Connell en octobre 1843. Son procès, en 1844, lui donne l’occasion de mettre en scène sa popularité comme martyr.

Après sa libération, c’est pourtant le « crépuscule » (chap. 14). L’éloignement du clergé et la rupture avec la Young Ireland en 1846 sont autant de revers. Son ultime combat est d’obtenir de l’aide face à la Famine, dès octobre 1845. La situation l’amène à renoncer à son libéralisme, au contraire du gouvernement qui laisse faire la catastrophe. La mort d’O’Connell, en route vers Rome lors d’un ultime pèlerinage, puis ses funérailles grandioses à Rome le consacrent en « héros de la chrétienté ».

Le dernier chapitre s’interroge sur le basculement de la population rurale et catholique d’Irlande dans la réforme et la modernité politique. Originaire du Kerry, où la culture gaélique était très forte, « à peine ébranlé » (p. 330) par les révolutions atlantiques (assertion discutable), O’Connell a réussi à être ce trait d’union par sa capacité à revêtir les habits du chef gaélique qui conduit son peuple à la libération, et en cela L. Colantonio voit juste lorsqu’il estime que le champ d’expérience gaélique a été davantage un atout qu’un obstacle à la réémergence de l’horizon d’attente de l’émancipation (déjà observable dans les années 1790). Le « moment O’Connell » en Irlande a donc été celui de la nationalisation de la question sociale et de la catholicisation de la question nationale.

Mathieu Ferradou

---

1. Pour un exemple plus contemporain encore : A. Baczko, La guerre par le droit. Les tribunaux Taliban en Afghanistan, Paris, CNRS Éditions, 2021. ↩︎
2. G. Schettini, The Invention of Catholicism. A Global Intellectual History of the Catholic Counterrevolution, 1780-1849, Oxford, Oxford University Press (à paraître en 2025). ↩︎

---

---