Marianne Thivend, Ces femmes qui comptent. Le genre de l’enseignement commercial en France au XIXe siècle,

Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2024, 312 p.

Spécialiste de l’histoire de l’enseignement, de l’éducation et de la formation professionnelle, qu’elle a très tôt abordé sous l’angle féminin, Marianne Thivend propose dans cet ouvrage de combler l’angle mort de la recherche française sur l’enseignement commercial professionnel destiné aux femmes, qui se développe à partir de la seconde moitié du XIX^e siècle. Tandis que le Code de commerce de 1807 exige une tenue de compte des commerçants, l’essor du travail industriel entraîne une vague de formations dans les domaines technique et commercial, des écoles supérieures de commerce aux écoles professionnelles pratiques. C’est à partir des cours dispensés dans ces dernières que l’auteure a entrepris un travail qui se situe au croisement de quatre axes de recherche : l’histoire de l’enseignement technique et de la comptabilité, croisées avec celle de l’éducation des filles en milieu populaire et du travail des femmes au XIX^e siècle.

Certes, une grande diversité d’acteurs a alors participé à la construction et au développement des dispositifs d’enseignement technique et professionnel : chambres de commerce, industriels, milieux confessionnels, syndicats, chefs d’établissements scolaires… Le point de départ du livre se concentre sur le rôle de deux femmes pionnières de la formation au travail des femmes, Élise Luquin à Lyon et Marguerite Malmanche à Paris. L’action déterminée et efficace d’Élise Luquin dans son tour de France, à partir de 1857, inaugure ainsi un vaste mouvement de formation des femmes au commerce.

À partir de leur parcours biographique respectif se révèlent les contributions de plusieurs femmes à la décision en matière d’éducation : enseignantes, directrices d’école, inspectrices… ont tour à tour joué un rôle dans la diffusion de cet enseignement. En se plaçant à l’échelle des écoles et de leur implantation géographique, en étudiant leurs réseaux et leur circulation, l’historienne offre une approche locale bienvenue de l’enseignement technique et commercial. Elle présente en effet l’avantage d’embrasser l’ensemble des formations existantes sur un bassin d’emploi, qu’elles soient publiques ou privées, initiales en écoles ou continues en cours du soir.

La stratégie de Luquin entend démontrer aux autorités politiques et aux institutions l’intérêt pour le commerce et le négoce de former les femmes à la comptabilité. Elles y sont déjà certes présentes depuis le siècle précédent, notamment dans les petits commerces et l’artisanat, mais il s’agit dorénavant de les former autrement que sur le tas pour en faire « des remparts contre les faillites » (p. 34) ; d’en faire de véritables teneurs de livres ou comptables féminins. Elle parvient aussi à mobiliser d’autres pionnières, comme la saint-simonienne Élisa Lemonnier qui, en 1861, fonde à Paris la Société pour l’enseignement professionnel des femmes ainsi qu’une école de filles proposant un solide enseignement primaire, suivi de cours spéciaux de tenue de comptes, droit commercial, dessin industriel et apprentissage des métiers des tissus.

Marianne Thivend s’attache de fait à décrire minutieusement le contenu des cours de comptabilité, qui varie certes d’une école à l’autre, mais s’avère être un enseignement à la fois pratique et théorique : l’histoire et la géographie, le droit et les langues côtoient l’arithmétique, l’étude des bilans et des inventaires.

Si la victoire de ces pionnières réside en grande part dans la multiplication des cours de comptabilité mixtes, qui « repousse les barrières du genre », ces derniers ne prennent leur essor qu’au tournant du siècle (p. 188). En 1912, la création de l’École normale d’enseignement technique, qui forme 20 % de femmes, peut être le signe d’une avancée notable. Las ! c’est sans compter avec la résistance des milieux professionnels et ces comptables masculins qui résistent face à cette poussée féminine.

Une analyse fine faite à partir des sources locales montre la diversité des enseignements commerciaux réservés aux femmes, mais aussi celle des chemins professionnels empruntés pour réussir à s’émanciper. La voie reste étroite.

Certaines pourront obtenir des emplois administratifs dans le commerce, la banque ou les télégraphes, voire dans des associations philanthropiques ou des congrégations religieuses, mais il faudra attendre la loi Astier de 1919, qui oblige autant les garçons que les filles travaillant dans le commerce et l’industrie de suivre des cours professionnels.

Des annexes permettent de dénombrer les cours dispensés par diverses institutions et de quantifier leurs élèves. Une cartographie aurait été utile pour compléter l’index des noms des nombreux acteurs et actrices de l’enseignement commercial au XIX^e siècle. Ce qui n’empêche pas le lecteur d’apprécier les multiples apports du livre, tant pour l’histoire du genre que celle de l’enseignement et du travail.

Laure Quennouëlle-Corre

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