Collectif à l’Ouest, Protester à Rennes dans les années 1968. Mobilisations et trajectoires biographiques.
Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Res Publica », 2023, 170 p.
Protester à Rennes dans les années 1968 propose l’analyse de mobilisations et trajectoires ayant pour cadre, dans ces années 1968, Rennes et l’Ille-et-Vilaine. Porté par neuf chercheuses et chercheurs en sciences politiques et en histoire contemporaine, il s’inscrit dans le prolongement de la grande enquête du programme Sombrero coordonnée par Olivier Fillieule et financée par l’Agence nationale de la recherche (ANR), ayant abouti à une publication collective1. Cet ambitieux travail avait permis de déplacer le regard sur ces années de trois façons. D’abord, il s’était appuyé sur les récits de vie de cinquante-neuf militantes et militants représentatifs des trois grandes « familles » syndicalistes, féministes et des gauches alternatives, plus « ordinaires » que celles et ceux jusqu’alors mis en lumière. Ensuite, il avait élargi le spectre temporel du mythique mois de mai en se déployant sur la période de fortes mobilisations, allant du milieu des années 1960 à la fin des années 1980 : les « années 1968 ». Enfin, il s’était extrait de Paris pour s’intéresser à cinq grandes villes françaises : Lyon, Marseille, Nantes, Lille et Rennes.
Ce présent volume, publié en juin 2023 et sous-titré « Mobilisations et trajectoires biographiques », vient à la fois prolonger et compléter ces résultats en s’appliquant à étudier, de manière localisée, les mouvements sociaux ayant traversé la capitale bretonne sur cette période. Il comprend six contributions, les trois premières portant sur des mobilisations représentatives de la période, les trois dernières sur les trajectoires militantes et les conséquences biographiques de l’engagement.
La première se penche sur l’action syndicale et les luttes des ouvrières dans les années 1970 au sein de la Société parisienne de lingerie indémaillable (SPLI) qui, ayant bénéficié de la politique de décentralisation industrielle des années 1960, s’est implantée dans plusieurs sites du bassin rennais et emploie une main-d’œuvre jeune presque exclusivement féminine. Cette enquête s’attache à montrer la difficulté des syndicats, notamment de la CFDT, à recruter, coordonner les actions entre les différents sites, mais aussi, pour des raisons à la fois culturelles et stratégiques, à surmonter les tensions intra- et intersyndicales qui prennent tout au long des années 1970 le dessus sur un front commun, y compris lors des mobilisations de 1978 contre les fermetures d’ateliers.
La deuxième contribution s’intéresse à la Confédération française du travail (CFT), une confédération syndicale réputée proche du patronat, dite « indépendante », peu représentative du mouvement syndical. Dans les années 1968, en quête de normalisation, elle décide de consolider son assise en Bretagne en développant, au sein des ateliers de Citroën, récemment installés dans la région rennaise, le Syndicat indépendant des salariés de Citroën (SISC), où l’opposition syndicale, représentée par une poignée de militants de la CGT et de la CFDT, est empêchée par des actions souvent violentes d’intimidation et de répression. Malgré la mise en place de stratégies pour gagner en légitimité, la CFT, devenue dans les années 1970 la première force syndicale au sein de l’usine, reste finalement marginale dans le champ syndical faute d’ancrage national et de respectabilité.
Quant à la troisième contribution, elle enquête sur les fondements de la grève de la faculté de médecine de 1973 à Rennes, dépassant les revendications d’une profession de plus en plus mécontente. Cette lutte réussit à faire converger groupes militants, associations de quartier, organisations étudiantes, syndicales et politiques, à constituer la caisse de résonance de combats contestataires plus larges caractéristiques des années 1968 et inscrits dans des problématiques locales. En outre, elle bénéficie d’une image de mouvement « sérieux » (p. 80) auprès des sphères dirigeantes grâce à l’assise sociale de la population étudiante et de la profession ainsi qu’à la production d’enquêtes ambitieuses sur la situation hospitalière et la santé en Bretagne. Ainsi, elle réussit à s’installer dans la durée et trouve un certain écho dans la population bretonne.
La quatrième contribution s’appuie sur onze trajectoires de femmes pour dessiner le paysage des mouvements associatifs lesbiens à Rennes, ville socialiste, dans les années 1970 et 1980. Les auteures mettent au jour la complexité des articulations possibles entre militantisme lesbien et féminisme, entre volonté de construire un entre-soi libérateur dans un contexte d’homophobie ordinaire et actions politiques de visibilisation. Quels que soient leurs parcours, la politisation féministe des enquêtées, multiforme, reste durable. Par ailleurs, en interrogeant la place des militantes au fort capital culturel et leurs trajectoires, les auteures donnent à voir les rapports de classe à l’œuvre au sein de ces espaces militants.
La cinquième porte son regard, dans le sillage de l’enquête Sombrero, sur les trajectoires sociales de six militantes et militants rennais des années 1968 à aujourd’hui. La configuration politique locale et ses opportunités, la prise de distance plus ou moins grande vis-à-vis des organisations politiques des années 1968 et vis-à-vis du pouvoir municipal, jouent un rôle essentiel dans la reconversion du capital social et militant accumulé, qu’elle prenne la forme d’engagements électoraux, syndicaux ou associatifs.
Enfin, les auteures de la dernière contribution analysent les effets de l’engagement sur les liens familiaux et les discours portés par les militants sur leurs parents. Elles concluent que si des discontinuités adviennent, alimentées par l’éloignement géographique, idéologique, social ou culturel, les relations entre les militants et leurs ascendants sont plus souvent renégociées que rompues, les héritages familiaux plus souvent repensés et revisités que reniés. La critique de l’institution familiale et la prise de distance vis-à-vis des ascendants – plus ou moins effective selon l’ancrage militant – ne résistent souvent pas aux circonstances familiales, comme l’entrée dans la parentalité des militants ou la fin de vie de leurs parents.
Ce volume constitue un travail de socio-histoire, qui, l’espère Érik Neveu, peut contrecarrer « l’essayisme » (p. 153) – terme qu’il emprunte à Bourdieu – jusqu’alors pratiqué dans les travaux sur les années 1968. En effet, tout un ensemble de thèses produites a priori,enfermant Mai 1968 dans des cadres interprétatifs figés, généraux, à première vue attrayants mais éloignés du terrain, relayées par une production culturelle et médiatique, ont longtemps constitué une mémoire d’un Mai 1968 confiné dans une version simpliste et légendaire, davantage pensée « à partir de clichés qu’à partir d’enquêtes » (p. 154).
Ce travail, qui fait suite à l’enquête Sombrero, ne constitue donc pas un véritable renouveau dans le traitement de cette période, puisqu’il se situe dans la continuité des travaux publiés ces quinze dernières années visant à déconstruire la vision d’un Mai 1968 exclusivement estudiantin, intellectuel, gauchiste et parisien, en examinant, comme l’avait déjà fait Julie Pagis, leurs effets sur la biographie de leurs actrices et acteurs2.
L’originalité de cet ouvrage tient davantage au double mouvement qu’il opère. D’une part, dans son examen des trajectoires militantes, il embrasse les différentes familles (syndicales, partisanes, féministes) pour en montrer les porosités et les imbrications et mettre en lumière les dynamiques contestataires, ainsi que le propose l’analyse inédite des rapports parents-enfants et des effets intergénérationnels du militantisme, fissurant ainsi l’idée d’un bloc homogène des soixante-huitards vis-à-vis de l’institution familiale. D’autre part, par son focus géographique, il constitue un travail fructueux de contextualisation. Ainsi, qu’elles prennent en compte les aspirations régionalistes des années 1968, la précocité de la Bretagne sur les questions environnementales, la connexion entre le monde ouvrier et le monde paysan qui se joue dans les usines nouvellement implantées sur le territoire ou à l’université, le rôle du catholicisme social sur les engagements et le maillage associatif, syndical et politique, la configuration socio-économique de la Bretagne (urbanisation, politique de décentralisation industrielle, manque de lits hospitaliers…), le contexte politique local (encadrement institutionnel et soutien du mouvement associatif par la mairie socialiste d’Edmond Hervé à partir de 1977), la « centralisation étudiante dans la contestation sociale » (p. 12), ou enfin la « marginalisation des conflits ouvriers et industriels » (p. 14) généralement présentés comme centraux dans l’analyse à l’échelle nationale des années 1968, elles affinent le regard en mettant au jour ce que le local fait aux mobilisations et aux trajectoires.
Ces analyses comblent donc « certains angles morts de la recherche » (p. 9). Elles se penchent sur des groupes rarement étudiés, comme les groupes lesbiens ou la CFT, interrogent les parcours de militantes et militants ordinaires de manière originale en questionnant leurs recompositions et abordent le « militantisme soixante-huitard par le prisme de ses effets intergénérationnels » (p. 9). Ainsi, loin des représentations rebattues sur les engagements et désengagements des soixante-huitards, ce travail collectif continue à interroger avec acuité les rapports entre privé et politique, individu et collectif, luttes d’hier et d’aujourd’hui.
Patricia Godard
Vignette d’illustration : Détail d’une diapositive du montage audiovisuel sur les actions revendicatives des des ouvrières de la Société parisienne de lingerie indémaillable 1978. Archives de Rennes, 10 Z 288. https://www.archives.rennes.fr/galerie/galerie/images/30/n:98
- O. Fillieule, I. Sommier, S. Béroud, C. Masclet, Changer le monde, changer sa vie. Enquête sur les militantes et les militants des années 1968 en France, Paris, Actes Sud, 2018. ↩︎
- J. Pagis, Mai 68, un pavé dans leur histoire. Événements et socialisation politique, Paris, Presses de Sciences Po, 2014. ↩︎
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Notes de lecture de la revue Le Mouvement social (1 décembre 2024). Collectif à l’Ouest, Protester à Rennes dans les années 1968. Mobilisations et trajectoires biographiques. Le carnet du Mouvement social. Consulté le 21 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12stw