Marie-Cécile Bouju, De plomb et de papier. Les industries graphiques en France pendant la Seconde Guerre mondiale.
Paris, Les Indes savantes, 2024, 308 p.
L’imposant ouvrage que Marie-Cécile Bouju consacre aux industries graphiques en France pendant la Seconde Guerre mondiale les aborde au prisme de la multiplicité d’acteurs impliqués dans leur fonctionnement comme dans leurs usages, en interaction : autorités allemandes, régime de Vichy, patronat de la presse et du labeur, ouvriers du livre et leurs syndicats, clandestins. La recherche s’appuie sur une impressionnante diversité d’archives publiques et privées, à diverses échelles, ayant permis d’établir une base de données sur 4 500 entreprises et de reconstruire plus de 800 parcours biographiques.
Cet ouvrage d’importance s’inscrit dans le droit fil des travaux consacrés à l’histoire économique de la France sous Vichy et à l’histoire sociale de la Résistance, à leur croisée. À partir de son terrain d’investigations, Marie-Cécile Bouju confirme et conforte certains de leurs acquis, comme elle le souligne elle-même au terme de plusieurs de ses chapitres. Les triangulations à géométrie variable entre les syndicats légaux de certains secteurs stratégiques, l’occupant et le patronat, Vichy et le patronat ou l’occupant et Vichy, ont permis à ces syndicats de jouer de possibles contradictions pour obtenir satisfaction de certaines de leurs revendications, s’agissant en premier lieu du pouvoir d’achat. Ici comme ailleurs, la profession n’a pas cherché collectivement à éviter le désastre de la spoliation. Aucun organisme professionnel, patronal, ouvrier ne s’est opposé à la destruction de ces entreprises et aux menaces qui pesaient sur leurs confrères. L’aryanisation des industries graphiques s’est faite au profit des confrères, non de l’occupant. Et, comme dans d’autres secteurs, c’est grâce à l’entourage amical, social, géographique que des sauvetages ont été possibles. L’histoire des imprimeries clandestines auxquelles Marie-Cécile Bouju consacre près du quart de son ouvrage démontre, pour elle, à son tour, que la force de la Résistance a été l’insertion des mouvements et réseaux dans la société française, ce qui a permis son développement et surtout sa capacité à résister à la répression.
L’originalité de l’ouvrage tient à différents facteurs.
L’attention centralement portée aux hommes et, plus tardivement aux femmes au travail dans ces entreprises, aux techniques, à leur modernisation, à l’intérêt qu’elles suscitent chez l’occupant et à ce qu’elles autorisent à la Résistance constitue le premier d’entre eux.
Marie-Cécile Bouju, qui est l’auteure de centaines d’entrées relatives aux travailleurs du livre dans le Maitron, donne à entendre le rôle des acteurs de terrain, les argumentaires spécifiques qui sont les leurs à partir d’une déontologie du métier – on ne choisit pas son client –, pouvant aussi bien conduire au déni de collaboration qu’à des stratégies de défense face à la répression.
En abordant les industries graphiques dans leur globalité, Marie-Cécile Bouju traite à la fois des industries de presse, dont les compromissions avec l’occupant sont connues, mais également du labeur, sur lequel l’historiographie était plus pauvre. Les pages qu’elle lui consacre constituent un des intérêts majeurs de l’ouvrage. Elles montrent comment l’inégal intérêt porté par l’occupant à la presse et au labeur va permettre une meilleure résistance économique de ce dernier et explique pourquoi la Résistance trouve là ses soutiens majeurs pour éditer la presse clandestine et fabriquer des faux papiers.
L’étude des stratégies allemandes au regard de ces industries, de leur évolution et de leurs conséquences sur les entreprises et la disparition de nombre d’entre elles est un autre point fort de la recherche. Les entreprises de presse constituent d’abord des cibles stratégiques à des fins de propagande, avec le souci initial de laisser croire à un retour à la normale. L’objectif et, dès lors, le traitement se modifie quand la mobilisation économique devient un impératif majeur pour la poursuite de la guerre, signifiant alors les réquisitions des machines les plus modernes, du plomb et du papier, la relève puis le STO, avec leurs conséquences en termes de main-d’œuvre et, dès lors, la mise à bas des entreprises les plus faibles.
Le rôle de la propagande comme arme de guerre ou de résistance est connu. En analysant la nécessité qu’éprouvent toutes les composantes de la Résistance de se doter de journaux clandestins, dès la première heure, Marie-Cécile Bouju met en évidence leurs objectifs initialement différents. Pour les communistes, pour qui la propagande est constitutive du combat, c’est d’abord un gage de survie. Pour les mouvements émergents, c’est d’abord une action par défaut, où ces manières de bulletins intérieurs permettent de se structurer. Les innovations techniques jouent là un rôle majeur. La typographie et les techniques d’imprimerie de bureau permettent une présence et une lutte continue de la Résistance dans toutes les villes de France, la photogravure rend possible la diffusion d’images, en donnant un visage à la voix du général de Gaulle. L’usage de la typographie inquiète l’occupant plus que d’autres. Il est la manifestation technique et graphique de l’intrusion de la Résistance dans un espace public particulièrement contrôlé par les nazis et leurs alliés, lui permettant à terme d’être une force politique qui, s’agissant des tirages, en vient à faire jeu égal avec la presse de l’occupant et de ses alliés.
Il s’agit donc ici d’un solide apport tant à l’histoire politique qu’à l’histoire économique et sociale de la France sous Vichy.
Danielle Tartakowsky
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Notes de lecture de la revue Le Mouvement social (5 décembre 2024). Marie-Cécile Bouju, De plomb et de papier. Les industries graphiques en France pendant la Seconde Guerre mondiale. Le carnet du Mouvement social. Consulté le 13 juin 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12uxk