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Clémentine Vidal-Naquet, Noces de cendres. Un voyage dans les ruines de la Grande Guerre.

Paris, La Découverte, « À la source », 2024, 292 p.

Voici un livre passionnant d’histoire de l’intime. Il s’articule en deux parties. Je ne dirai rien de la seconde, pour ne pas priver le lecteur des surprises qui l’attendent. L’ensemble est un petit bijou, où l’historienne fait preuve avec virtuosité de tous ses talents, comme une violoniste avec un caprice de Paganini. Elle a trouvé à l’Historial de la Grande Guerre de Péronne un curieux album de photographies, arrivé là un peu par hasard. C’est un cadeau offert en septembre 1920 à son épouse, Berthe, pour le premier anniversaire de leur mariage, par un ancien combattant, un aviateur, Gérald Debaecker. Il raconte, en mêlant photos et cartes postales, leur mariage et leur voyage de noces qui les a conduits, en septembre 1919, sur les champs de bataille du Nord.

Ce choix surprenant interroge. L’autrice retrace l’origine des époux, leur éducation, leur milieu social, et elle replace leur mariage dans son contexte. Le voyage de noces est une pratique qui se répand alors et conduit en général les époux dans des régions plus riantes. Le choix des Debaecker n’est pourtant pas exceptionnel et Clémentine Vidal-Naquet donne quelques exemples de choix analogues, en rapport avec le développement du tourisme de guerre. Gérald ne montre pas seulement à Berthe des lieux où il s’est battu : ils se rendent certes d’abord à Reims et Berry-au-Bac, où il fut affecté deux mois, mais ils visitent ensuite Lille, Dunkerque, Malo-les-Bains, Ypres, Nieuport, Dixmude, Bruxelles, Saint-Quentin. C’est un secteur où il aurait pu se battre, car ayant été versé dans l’aviation et devenu pilote, son escadrille était basée en Belgique, mais son nom n’apparaît pas dans les comptes rendus d’activité pour la période.

L’analyse de ce document repose sur l’exploitation de sources d’une grande diversité, dont l’autrice rend compte dans un inventaire rédigé : l’état civil des divers départements et les fiches matricules, les fonds notariaux, les registres paroissiaux, les archives judiciaires, notamment sur l’autonomisme breton et la collaboration, des fonds dédiés au tourisme des champs de bataille, aux photos qu’elle sait faire parler. La juxtaposition de cartes postales et de photos semble fréquente, chez les soldats comme chez les civils. Dans cet album règne la destruction, mais la seule représentation de cadavres qu’on y trouve concerne des soldats allemands, noyés par une inondation de l’Yser (p. 149).

L’autrice s’est interrogée sur le fait que l’album de Debaecker n’évoque que le front Nord, sur lequel il n’a guère combattu, sauf lors de son bref passage à Berry-au-Bac. On pourrait interpréter cet itinéraire nordiste par le désir de Gérald de voir de près à quoi ressemblaient des lieux qu’il avait sans doute vus de haut lors de vols d’entraînement. Plus surprenant, le fait qu’il ne dise rien sur son affectation en avril 1918 au 54e bataillon de chasseurs alpins, sinon la blessure à la mâchoire qu’il y reçut en octobre. Clémentine Vidal-Naquet découvre alors que, puni pour un retard de retour de permission, il a été déchu du grade de sergent auquel il s’était hissé, et renvoyé de l’aviation à la biffe. Un déshonneur sur lequel l’album reste muet, dont on ignore si Gérald a parlé à Berthe et qu’il cache en se présentant toujours comme titulaire de la Croix de guerre et aviateur. La suite de sa biographie réserve, on l’a dit, d’autres découvertes, où le camouflet de cette dégradation a sans doute joué un rôle.

Le livre de Clémentine Vidal-Naquet me semble témoigner d’une évolution récente de l’historiographie : des sujets relativement limités, de la microstoria qu’il est possible d’explorer de fond en comble, et des livres relativement brefs, ici 200 pages de texte, avec un appareil critique imposant – 78 pages, dont 48 de notes, avant les remerciements et la table – ce qui rend leur lecture à la fois plus facile et plus difficile. Certes, les auteurs comme elle ne manquent pas de s’interroger sur ce que leur travail au petit point apporte à la fresque du monde ; il n’en reste pas moins que ce format ne semble pas permettre de répondre aux grandes questions que se pose la société sur son passé et son avenir. Ce repli, dû au contexte culturel et à la nouvelle organisation de la recherche et des carrières, pourrait expliquer pourquoi l’audience de l’histoire dans le grand public recule.

L’histoire intime se heurte en outre à une limite plus décisive : notre autrice conclut sur l’impossibilité de saisir entièrement les choix des individus, qui « demeurent – doivent demeurer ? – en partie inaccessibles à l’historienne » (p. 205). Je serais plus radical et, certain que la dégradation de G. Debaecker n’était pas son seul secret, je reprendrais la formule décisive de Malraux : « La vérité d’un homme c’est d’abord ce qu’il cache. »

Antoine Prost

 


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Notes de lecture de la revue Le Mouvement social (21 décembre 2024). Clémentine Vidal-Naquet, Noces de cendres. Un voyage dans les ruines de la Grande Guerre. Le carnet du Mouvement social. Consulté le 16 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12zl5


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