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Bastien Cabot, La gauche et les migrations. Une histoire de l’internationalisme, XIXe-XXIe siècle.

Paris, PUF, 2024, 376 p.

Ce livre retrace l’histoire de deux composantes de la gauche, distinctes et parfois opposées. La première, qualifiée par Bastien Cabot d’humanitaire, organise la solidarité des groupements et des partis de gauche à l’égard des émigrés politiques. La seconde, définie comme « multiculturelle », concerne les migrations de masse – économiques, démographiques, culturelles. Ces dernières sont le plus souvent ressenties par les travailleurs nationaux comme un risque de concurrence de la main-d’œuvre étrangère dans le champ de l’emploi et de la protection sociale. Les partis de gauche accueillent les militants contraints de fuir leur pays en raison de leurs engagements politiques, alors que les syndicats sont confrontés à des émigrations de masse parfois mal acceptées par les travailleurs nationaux. La frontière n’est pas étanche entre ces deux composantes – les exilés politiques et les émigrés économiques – et elles se rejoignent parfois. Tout en notant, à juste titre (p. 11), que l’histoire sociale de l’internationalisme reste largement à écrire, B. Cabot présente une synthèse très riche de l’histoire des émigrations politiques, mais il sous-estime l’action des socialistes à l’égard de ces dernières, notamment durant l’entre-deux-guerres.

Après avoir retracé le passage du patriotisme cosmopolite à un patriotisme nationaliste durant la Grande Révolution, B. Cabot montre comment la montée de l’universalisme s’effectue dans toute l’Europe durant « le siècle des proscrits ». La création de la Première Internationale à Londres en 1864 marque une nouvelle étape dans l’histoire de l’internationalisme. La Commune réactive le cosmopolitisme qui s’était manifesté en 1790-1792 et en 1848. Son écrasement entraîne une augmentation notable des exilés sur le Vieux Continent, aux États-Unis et en Argentine. Les années 1880 voient se former des partis socialistes dans toute l’Europe ainsi que des groupements anarchistes en Espagne, en France et en Italie, qui nouent bientôt des liens avec l’Argentine, le Brésil, les États-Unis et l’Égypte. Londres devient la capitale des anarchistes en exil. Mais alors que les exilés des révolutions européennes de 1848 étaient focalisés sur leur patrie d’origine, leurs successeurs veulent propager la révolution sur toute la planète.

B. Cabot s’interroge : la solidarité à l’égard des exilés politiques s’exerce-t-elle alors aussi en faveur des travailleurs immigrés (p. 161-163) ? Il montre comment l’apparition des émigrations de masse à partir des années 1880 entraîne dans les deux décennies suivantes un protectionnisme ouvrier reposant sur un discours nationaliste et racial, en particulier aux États-Unis et en France, premier pays d’immigration en Europe. Puis, cette tendance aurait été corrigée jusqu’à la Grande Guerre en raison de l’émergence du syndicalisme d’industrie, au détriment du syndicalisme de métier qui excluait les travailleurs immigrés non qualifiés ; les prises de position de la IIe Internationale en faveur de l’intégration des travailleurs étrangers auraient également combattu ce protectionnisme ouvrier. Enfin, cette évolution aurait été soutenue par le mouvement réformateur (p. 150), mais sur lequel B. Cabot ne dit rien. Il est également muet sur le Secrétariat syndical international (SSI) qui se préoccupe des émigrations économiques à partir de 1904.

L’entre-deux-guerres se caractérise par une augmentation considérable du nombre des exilés politiques et des travailleurs émigrés. L’internationalisme se modifie également en raison de l’existence de l’URSS et des partis communistes. Le titre du chapitre consacré par B. Cabot à cette période – « La révolution mondiale ou le communisme et l’intégration des étrangers » – est significatif de sa démarche. Il décrit en détail les Groupes communistes étrangers en URSS, l’action des partis communistes en faveur des immigrés en Australie, aux États-Unis, en France, avec la Main d’œuvre immigrée (MOI), et en Afrique du Sud. Mais cette focalisation pour la mouvance communiste1, dont l’histoire est largement connue aujourd’hui, va de pair avec une sous-estimation du rôle des socialistes et des réformateurs sociaux dont, certains en sont proches. La SFIO est évoquée à travers la figure de Marcel Livian et la mise en place par le second gouvernement Blum d’un éphémère sous-secrétariat à l’émigration (p. 222-223 et 228-229), en 1938. Mais rien n’est dit sur l’Internationale ouvrière socialiste – définie à tort (p. 21) comme la IIe Internationale et demie –, ses dirigeants et ses militants, ainsi que les socialistes et communistes dissidents en exil en particulier à partir de 1933 : les Allemands W. Brandt et O. Wells – dirigeant du SPD ; les Autrichiens F. Adler – secrétaire de l’Internationale ouvrière socialiste (IOS) – et R. Hilferding ; les Espagnols M. Azaña, L. Companys et les nombreux socialistes et anarchistes espagnols réfugiés au Mexique ; les Italiens P. Nenni et S. Trentin ; les Russes J. Martov, A. Kerensky ou L. Trotsky. Et combien d’autres !

B. Cabot ne dit rien non plus sur les organisations syndicales proches des socialistes. Ainsi, il ne se demande pas si la CGT confédérée a agi en faveur des travailleurs étrangers. Il est muet sur la Fédération syndicale internationale (FSI) qui a succédé au SSI en 1919 et dont l’audience est considérable : alors que le SSI regroupait 7,4 millions d’adhérents en 1913, la FSI en totalise 22 millions en 1922. Cette progression s’inscrit dans le processus de division du travail entre les différentes organisations internationales qui visent alors à représenter le monde ouvrier. La FSI entretient des rapports avec l’IOS et le Bureau international du travail (BIT), ignoré par B. Cabot. A. Thomas est évoqué à travers son voyage en Russie en 1917 (p. 188), mais rien n’est dit sur son action avec ses collaborateurs socialistes2 durant une grande décennie au secrétariat de l’Organisation internationale du travail (OIT). De son côté, le BIT3 met en place dès 1921 une Commission internationale de l’émigration avec de nombreuses associations s’occupant des migrants qui fondent un Comité des œuvres de protection des migrants trois ans plus tard4. Et certains employés du BIT, tels que Marguerite Thibert, soutiennent les antifascistes à partir de 19335.

La Seconde Guerre mondiale, la guerre froide, la reconstruction puis le décollage des économies occidentales, enfin la décolonisation ont des conséquences majeures sur les phénomènes migratoires. B. Cabot distingue deux composantes dans la gauche mondiale à l’égard des migrations. La première, celle du « camp socialiste », forme dans les pays socialistes industrialisés des étudiants et des travailleurs venus des pays décolonisés à un projet révolutionnaire mondial. Mais cette politique s’essouffle à partir de la fin des années 1960, avant de disparaître avec le « camp socialiste » en 1989-1991. La seconde, défendue par la social-démocratie dans les pays de l’Europe occidentale dans le cadre de la reconstruction d’après-guerre et de la mise en place de l’État providence, vise à intégrer les travailleurs étrangers ; mais les syndicats sont exclus de cette politique dès la fin des années 1940. Elle entre en crise au terme de la décennie 1960 et suscite de nouvelles formes de lutte en faveur des immigrés, en particulier en France et en Italie dans les années après 1968. Puis, en raison du choc pétrolier de 1973, la plupart des pays de l’Europe de l’Ouest adoptent bientôt une politique beaucoup plus sévère de contrôle et de limitation de l’émigration.

B. Cabot présente enfin de nombreuses données sur la réalité migratoire dans le monde à partir de la décennie 1990. Le nombre de migrants explose : de 84 millions en 1970, ils sont 271 millions en 2019 ; réfugiés et demandeurs d’asile en constituent environ le dixième. Toutefois, les 2 millions de réfugiés accueillis par l’Union européenne ne représentent que 0,4 % de sa population. On doit donc s’étonner de la faiblesse de ce chiffre devant la virulence du débat public actuel sur l’émigration, dénonçant l’invasion ou le potentiel « remplacement » démographique du Vieux Continent. Ce discours n’a rien de nouveau, mais il occupe une place grandissante dans la vie politique française et européenne. B. Cabot manque de recul pour traiter du rapport de la gauche à l’émigration musulmane durant ces dernières décennies, notamment en France depuis l’affaire des foulards de Creil en 1989. Mais pouvait-il à lui seul décrire les positions de la gauche actuelle à l’égard des phénomènes migratoires sur toute la planète ? Un tableau d’une telle ampleur devra se faire, nous semble-t-il, dans le cadre d’un travail collectif. Quoi qu’il en soit, ce livre a le mérite de fournir une synthèse stimulante sur le rapport de la gauche aux migrations depuis deux siècles. Cette question a trop souvent été abordée – elle l’est encore – à partir d’idées fausses et préconçues que ce livre permet de combattre.

Michel Dreyfus


  1. B. Cabot attribue 5 millions d’adhérents à la CGT en 1936 (p. 225) et 5,5 millions en 1946 (p. 270), alors qu’elle en regroupe un peu moins de 4 millions à ces deux dates. A. Prost, « Les effectifs de la CGT en 1945 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 41, n° 1, 1994. Ce n’est pas É. Daladier mais P. Ramadier qui est chef du gouvernement en 1947 (p. 264). ↩︎
  2. A. Blaskiewicz-Maison, « Dans le sillage d’Albert Thomas : les réseaux socialistes réformistes de l’Organisation internationale du travail », Cahiers Jaurès, n° 239-240, 2021, p. 121-136. ↩︎
  3. Sur cet organisme, voir en particulier les travaux d’Isabelle Lespinet-Moret. ↩︎
  4. L. Guerry, « Mobilisations transnationales. Le cas de l’International Migration Service (1921-1939) », Monde(s), n° 5, 2014, p. 219-236. ↩︎
  5. F. Thébaud, Une traversée du siècle. Marguerite Thibert, femme engagée et fonctionnaire internatonale, Paris, Belin, 2017, p. 275-283. ↩︎

OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Notes de lecture de la revue Le Mouvement social (17 janvier 2025). Bastien Cabot, La gauche et les migrations. Une histoire de l’internationalisme, XIXe-XXIe siècle. Le carnet du Mouvement social. Consulté le 24 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/133kt


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