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Tamara Boussac, L’affaire de Newburgh. Aux origines du nouveau conservatisme américain.

Paris, Presses de Sciences Po, « Académique », 2023, 240 p

Ce livre très réussi porte sur un événement souvent relégué aux marges des récits d’histoire sociale et politique : la réforme de l’assistance sociale votée par la ville de Newburgh à l’été 1961. Destinée à durcir fortement les conditions d’accès à l’assistance, à la limiter dans le temps, mais également à imposer une obligation de travail, la réforme se distingue en outre par son caractère illibéral. En effet, Joseph Mitchell, city manager de Newburgh et père de la réforme ainsi que ses partisans visent en particulier la population afro-américaine, qu’ils accusent d’une part de transformer les villes du Nord en « dépotoir du Sud » en abusant d’un système dispendieux et rongé par la fraude, mais aussi, d’autre part, d’engendrer par leur présence la déshérence du tissu commercial des centres-villes. Assortie d’un programme de rénovation urbaine conçu, dans le même temps, pour exclure et déplacer les populations noires, la réforme ne sera jamais mise en œuvre, les tribunaux l’ayant rapidement frappée d’illégalité. Néanmoins, elle donne naissance à une controverse nationale dont Tamara Boussac montre à juste titre qu’elle est bien plus importante que ne l’ont perçue les historiens jusqu’ici. L’affaire de Newburgh s’avère ainsi être un complément indispensable aux analyses proposées par Lisa McGirr dans Suburban Warriors, ouvrage célèbre sur les origines du conservatisme à Orange County à la même époque1.

Très bien écrit, le livre dénoue méthodiquement tous les fils de l’affaire, et de la controverse médiatique, pour démontrer qu’elle constitue un véritablement événement historique, qui fait date dans l’histoire politique. Toute la force du livre, en effet, est de montrer que l’affaire de Newburgh correspond à un temps politique très court – de la nomination de Joseph Mitchell à l’automne 1960 à octobre 1962 – au cours duquel se révèlent des mécanismes et des évolutions qui annoncent les changements à venir dans la vie politique du pays, mais le livre démontre aussi qu’elle en est un véritable catalyseur. En sept chapitres fort bien servis par des illustrations savamment choisies, Tamara Boussac montre comment la réforme s’inscrit dans un contexte de désindustrialisation et de déclin des villes du nord, analyse les mécanismes d’une pensée raciste qui fait de la population noire américaine la principale responsable des problèmes rencontrés par la ville, explique pourquoi, pour le mouvement conservateur naissant, Newburghest moins un premier test politique qu’une aubaine, une première occasion de diffuser des idées au-delà des cercles conservateurs et libertariens : avec le racisme et l’opposition à l’assistance, ce sont les droits des contribuables et l’anti-fiscalisme qui nourrissent le soutien à la réforme pour laquelle National Review, l’organisation Young Americans for Freedom, ou encore Barry Goldwater se mobilisent. L’affaire fait si grand bruit que Joseph Mitchell fait temporairement figure de candidat potentiel au poste de sénateur aux yeux de figures de premier plan du mouvement conservateur, comme William Buckley ou William Rusher.

Par-delà les clivages politiques, fort bien analysés par un chapitre qui porte sur les efforts déployés par la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) et la National Urban League(NUL) pour faire reconnaître l’existence d’un racisme endémique dans le nord, défendre les bénéficiaires et plaider pour un droit constitutionnel à l’assistance, c’est en fait un consensus qui se dessine peu à peu, même si conservateurs et libéraux (au sens américain du terme) continuent de s’opposer sur la forme politique à lui donner. Celui-ci tourne autour d’une nécessaire évolution de l’assistance, et de l’intérêt d’une contribution des récipiendaires à la collectivité par le travail obligatoire. Newburgh ne nous donne pas seulement des éléments de compréhension nouveaux sur l’histoire des conservateurs, l’ouvrage remet aussi en cause la chronologie traditionnelle de l’évolution de l’assistance vers le workfare, dont le point de pivot est en général le deuxième mandat de Bill Clinton (avec la signature du Personal Responsibility and Work Opportunity Act en 1996), pour montrer qu’en déplaçant la focale vers le local, on trouve les prodromes de cette réforme plus de trente ans plus tôt. Ce retour rapide à la situation qui prévalait avant le New Deal, quand le travail dans les workhouses était obligatoire, est particulièrement frappant. Le New Deal ne serait-il, comme l’affirme l’historien Jefferson Cowie, qu’une « longue exception » progressiste dans une histoire plus conservatrice2 ?

L’affaire de Newburgh a le mérite assez rare d’apporter une contribution originale à l’historiographie tout en s’adressant à un public très large, qui dépasse largement le champ des historiens des États-Unis. On en recommande donc vivement la lecture.

Jean-Christian Vinel


  1. Lisa McGirr, Suburban Warriors. The Origins of the New American Right, Princeton, Princeton University Press, 2001. ↩︎
  2. Jefferson Cowie, The Great Exception. The New Deal and the Limits of American Politics, Princeton, Princeton University Press, 2016. ↩︎

OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Notes de lecture de la revue Le Mouvement social (17 janvier 2025). Tamara Boussac, L’affaire de Newburgh. Aux origines du nouveau conservatisme américain. Le carnet du Mouvement social. Consulté le 24 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/133ks


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