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Samuel Guicheteau, Manuella Noyer et Christophe Patillon, Dockers, une histoire nantaise. Travailler et lutter sur les quais (XVIe-XXe siècle).

Nantes, Éditions du CHT, 2023, 296 p. Préface de John Barzman.

Saluons un ouvrage qui montre le chemin parcouru par l’historiographie hexagonale des travailleurs portuaires, quasi inexistante trois décennies auparavant. Familiers des archives et de l’histoire des mondes du travail de la basse Loire, ses trois auteurs étaient tout désignés pour reconstituer le passé, suivi sur près de cinq siècles, des ouvriers nantais des quais. Aussi bien s’appuient-ils sur les fonds du Centre d’histoire du travail, leur éditeur, ceux des archives municipales, départementales, du Grand port maritime et des Unions départementales CGT et FO, complétées par de nombreux entretiens. Chacun des neuf chapitres qui structurent le propos s’ouvre par un document original. Judicieusement choisis, ceux-ci vont de l’acte de fondation, en 1599, d’une confrérie de débardeurs à un projet patronal de réforme portuaire avancé en 1966.

La première partie, due à Samuel Guicheteau, couvre la longue période allant de la fin du XVIe siècle au sortir du XIXe. La prééminence du « travail réglé », comprendre un système fondé sur le monopole des travaux de manutention en contrepartie d’obligations et de responsabilités collectives, prévaut jusqu’aux années 1840-1860. Avant la Révolution, solidarité corporative et religion combinent leurs normes au sein de confréries de débardeurs placées sous une tutelle municipale soucieuse de sécurité des biens et de prospérité du commerce. Intéressés au bon déroulement du travail, les négociants rechignent, certes, à se dessaisir de leurs prérogatives, et se plaignent de l’insupportable indépendance d’esprit des portefaix. Il n’empêche, l’essor du trafic avec l’Amérique favorise la position des travailleurs.

Sous la Révolution, l’hostilité de principe des autorités à l’égard des associations ouvrières compose avec les débardeurs. Il y va, toujours, de l’ordre public et de l’approvisionnement de la population. Un règlement municipal de 1817 en prend durablement acte. Enregistrés et tenus d’obéir aux employeurs, les portefaix élisent leurs syndics et contrôlent l’emploi sur les quais. Le compromis ne met pas fin aux fréquents différends qui surgissent au gré des tâches et des marchandises. À l’occasion, les débardeurs ne s’embarrassent pas de procédure. En 1830, ils détruisent une grue mécanique dont un marchand profitait pour contester le tarif convenu. L’avènement du « roi-bourgeois » favorise néanmoins l’affirmation d’un capitalisme résolu à balayer les entraves qui le brident. Les édiles nantais, tentés par une lecture très restrictive du règlement de 1817, hésitent toutefois à l’abolir. En 1866, le préfet tranche pour définir un nouveau cadre qui, sans interdire les sociétés ouvrières, les vide de leur raison d’être par la suppression du monopole d’emploi. La mesure dégage la voie au « travail libre », celui des « hommes de peine », dont la compétition tire vers le bas salaires et conditions de travail.

La deuxième partie traite, sous la plume de Manuella Noyer et Christophe Patillon, du long XXe siècle confondu avec l’ère des « dockers ». Moins neufs dans leurs développements généraux, ses quatre chapitres abordent tour à tour les premiers pas du syndicalisme à la Belle Époque, le temps des divisions de l’entre-deux-guerres, le presque demi-siècle d’application du statut de 1947, puis sa « mise à mort » en 1992, contemporaine du déclin du port.

L’apparition d’un syndicat de dockers coïncide, dans les années 1890, avec une série de grèves victorieuses, qui portent les salaires journaliers – et non horaires comme il est écrit – de 3,5 à 5 francs. Présente, en 1901, au congrès constitutif de la Fédération des ports et docks, l’organisation nantaise s’efforce de réduire l’arbitraire qui préside aux embauches dans les cafés, où les payes sont également versées et, en partie, consommées… La revendication, stratégique, resurgit en avril 1905, à la faveur d’un conflit qui se conclut par un accord valant reconnaissance du syndicat. L’armistice est rompu en mars 1907. Salaires, fin du travail aux pièces et contrôle de l’embauche figurent en tête des revendications. Les heurts violents avec les forces de l’ordre font un mort parmi les grévistes. Face à l’intransigeance du patronat, les ouvriers s’organisent pour tenir : collectes, soupes communistes et ouverture d’une boulangerie coopérative. Ici, la réévaluation du rôle de Charles Marck, fondateur de la Fédération des ports et docks et délégué de la CGT, n’aurait pas été inutile. Son remplacement par Georges Yvetot stimule peurs et rumeurs. Fin avril, pourtant, beaucoup de dockers, épuisés, ont repris le travail. La défaite, cuisante, redonne la main aux employeurs, tandis que Marck et Yvetot écopent de lourdes peines de prison – un et quatre ans – en vertu des « lois scélérates ».

Épargné par la scission de 1921, le syndicat confédéré conserve dans ses rangs une minorité contestataire, sinon révolutionnaire. L’élection à sa tête de François Béhagel et la grève déclenchée à la mi-août 1929 la renforcent. La durée du conflit – trois mois – réactive les initiatives et les affrontements de 1907. Les résultats sont minces, mais une forte majorité, cette fois, décide d’affilier le syndicat à la CGTU. La clarification n’est qu’apparente, car la Fédération unitaire est en délicatesse avec la majorité confédérale, dont l’envoyé à Nantes, Charles Tillon, entretient des relations exécrables avec Béhagel. Le militant dirige toujours le syndicat à la Libération, lors de l’adoption in extremis, le 6 septembre 1947, d’une loi qui, pour un demi-siècle, réorganise le travail portuaire. Surtout, elle dissocie l’intermittence de la précarité par l’indemnisation des chômeurs titulaires d’une carte professionnelle, aboutissement d’un lent processus de professionnalisation. Elle imprègne, enfin, l’identité et la culture docker de solides références syndicales, plus exactement cégétiste. À l’heure de la scission, les syndiqués nantais de diverses sensibilités choisissent de rester à la CGT. Grâce aux témoignages qu’ils ont su recueillir, les auteurs, attentifs aux détails comme aux écarts, décrivent la dureté du labeur et les risques encourus, les solidarités qu’ils impliquent. De même ne cachent-ils rien des hiérarchies de fait, inhérentes à l’inégalité des compétences, aux différences d’âge et d’origine, ni des pratiques en vigueur, revendiquées, tolérées ou tues.

L’évolution du trafic maritime défavorise Nantes au sein du port autonome, dont le pôle aval nazairien est le seul à pouvoir recevoir des porte-conteneurs. En quatre décennies, le total des dockers nantais fond de moitié. Les 287 enregistrés en 1987 seraient encore trop nombreux, aux dires des employeurs. La perspective du marché unique précipite l’offensive nationale menée par un gouvernement socialiste. Son projet, à prendre ou à laisser, conditionne le financement public d’un « plan social » drastique à l’acceptation d’une réforme radicale destinée à restaurer la subordination salariale sur les quais. En décembre 1991, pour plus de six mois, la lutte s’engage dans tous les ports, à raison de deux jours de grève par semaine. La défection de Saint-Nazaire complique le combat des Nantais, lesquels ne disposent pas des mêmes marges de manœuvre. Avec le temps, les chances d’une victoire s’éloignent sans solution de repli pour les ports de taille moyenne. Conduites le dos au mur, les négociations locales entérinent la défaite et le départ des deux tiers des dockers. Rien n’est prévu pour les soixante restants, dont trente-cinq mensualisés en entreprises. À l’échelon national, malgré la chute de moitié des effectifs ouvriers, les scissions, circonscrites à Dunkerque et Saint-Nazaire, affectent peu l’audience de la Fédération. Ses responsables repèrent vite les ressources du droit du travail et négocient avec succès, en 1993, de bons salaires conventionnels et des clauses favorables en termes de conditions de travail ou de représentation syndicale. Ces avancées, inespérées un an plus tôt, ne compensent pas les handicaps du site nantais… La vingtaine de dockers aujourd’hui en activité n’a toutefois pas baissé la garde. Les auteurs notent leur participation au conflit des retraites de 2023, mais l’on pourrait aussi évoquer le rôle de Jean-Luc Chagnolleau, secrétaire de l’après 1992, à l’origine, un an avant son décès pour cause de cancer professionnel, de l’Association pour la protection de la santé au travail dans les métiers portuaires. Ou l’élection, en 2009, d’un jeune Nantais, Tony Hautbois, à la tête de la Fédération CGT…

Au fil des chapitres, l’ouvrage restitue ainsi la complexité des évolutions et des mobilisations sociales, leurs tournants et les tensions qui traversent chaque groupe d’acteurs. Il peine, cependant, à s’émanciper des inévitables biais de sources, en particulier au plus fort des conflits, quand l’analyse s’en remet aux rapports de police et à la presse locale. Faute de mieux ? L’évocation du procès de Marck et Yvetot, en 1907, aurait gagné à un détour par l’avis de la Ligue des droits de l’homme ou les comptes rendus de L’Humanité qui, tous, pointent les contradictions des témoins à charge et la partialité du président du tribunal. Le portrait de François Béhagel, brossé sur la base de fiches de police et d’opinions d’adversaires, souffre de distorsions similaires, tandis que la comparaison, pertinente, avec Saint-Nazaire repose en grande partie sur le témoignage de Gilles Denigot, très engagé dans les controverses des années 1980-1990. Ceci pour la méthode, mais d’autres aspects invitent à la discussion. L’étude s’attarde peu sur la vie syndicale à une époque où l’organisation rassemble la quasi-totalité des travailleurs, réalité de nature à donner du poids aux décisions d’assemblées générales rien moins que formelles, de l’autorité aux secrétaires et aux délégués. Il ne serait pas moins intéressant d’approfondir le constat d’une propension de la profession à la grève. Pour notre part, nous insisterions davantage sur la conflictualité portuaire, accordée à la rudesse des relations avec des employeurs, non moins coriaces et adeptes du lock-out. Mais il y a plus si l’on veut bien considérer que les syndicalistes dockers sont, simultanément, des praticiens émérites de la négociation. Quant aux luttes elles-mêmes, les ouvriers portuaires ont plus d’une action dans leur répertoire, à commencer par le travail au ralenti, le refus des heures supplémentaires, des vacations de nuit, du dimanche ou des jours fériés, etc. La mémoire collective des défaites d’avant 1914, de l’entre-deux-guerres ou de 1950, à Marseille, déconseille les longs conflits auxquels on préfère les arrêts de travail ciblés sur les moments clés des manutentions, les plus coûteuses pour l’adversaire.

On ne saurait tout dire, tel n’était pas, d’ailleurs, le but de l’ouvrage, dont l’écriture efficace s’accorde au caractère pédagogique d’analyses accessibles à un large lectorat. Attaché à dissiper les légendes, noires ou dorées, il restitue du mieux qu’il était possible la complexité et les lignes de force sociales du monde des quais. Là est l’essentiel.

Michel Pigenet


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Notes de lecture de la revue Le Mouvement social (18 janvier 2025). Samuel Guicheteau, Manuella Noyer et Christophe Patillon, Dockers, une histoire nantaise. Travailler et lutter sur les quais (XVIe-XXe siècle). Le carnet du Mouvement social. Consulté le 24 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/133ui


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