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Charles Marck, Sur les routes que j’ai parcourues, Michel Pigenet (éd.)

Paris, Classiques Garnier, « Archives du travail », 2021, 264 p.

Dans la collection « Archives du travail » qu’il vient de fonder avec Paul Boulland et Nicolas Hatzfeld, Michel Pigenet propose une édition critique, aussi riche qu’érudite, de l’autobiographie de Charles Marck. Au vrai, l’homme n’est guère connu, sinon des spécialistes de la jeune CGT, non plus que son texte, qui appartient aux rares ego-documents produits par cette génération de militants, à l’instar des « Mémoires de Léon Jouhaux » publiés dans cette revue il y a quarante ans1. Le texte, largement inédit, a sans doute été rédigé pendant la Seconde Guerre mondiale. Il s’est retrouvé au Musée social et a été exhumé grâce au concours de Colette Chambelland et Anthony Lorry, auxquels Michel Pigenet rend justement hommage.

Le texte retrace l’itinéraire de l’auteur, de sa naissance en 1867 au Havre jusqu’à son rôle de contremaître sur les docks de Saint-Nazaire en 1917, quand il se coltine avec des dockers qui sont aussi des ruffians. Il commence par une manière de pacte autobiographique et s’achève brusquement sur un paragraphe célébrant le syndicalisme et appelant à développer encore « la grande et fière CGT ». Entre-temps, il a déroulé un demi-siècle d’une vie étonnante, retracée d’une plume alerte qui mêle deux registres : un style familier recourant aux expressions populaires (« coup de pied au cul » ; « beurre dans les épinards ») jusqu’aux insultes (« salaud »), mais qui sait également manier le subjonctif imparfait et n’hésite pas devant une référence sibylline à un épisode peu connu de la Rome républicaine (p. 168).

L’enfance est rude. En 1869, alors qu’il a 29 mois seulement, il perd sa mère délaissée par un père alcoolique qu’il qualifie de « sombre brute ». Élevé par des tantes, il doit subir un grand-père qui le rudoie. Il grandit dans le quartier Saint-François au Havre, jouant avec ses camarades, se mêlant aux marins, traînant sur les quais et y apprend des rudiments d’anglais qui font aussi la particularité de Marck. Car né dans une famille qui parle alsacien, il maîtrise donc l’allemand puis l’anglais. Ses capacités linguistiques rares lui servent à se débrouiller quand il reste dix mois en Angleterre en 1903, mais lui valent également d’être partie prenante de la structuration syndicale internationale des dockers et des travailleurs des transports entre 1898 et 1900.

Car les dockers et le syndicalisme sont la grande affaire de sa vie. En effet, s’il est d’abord mousse, il s’engage vite sur les quais du Havre comme docker puis prend sa carte syndicale en 1892. Il devient secrétaire du syndicat deux ans plus tard, puis premier secrétaire de la Bourse du travail du Havre en 1898. Le texte vaut surtout pour les manières dont il retrace ces deux aspects de son parcours, étant par ailleurs d’une discrétion remarquable sur sa vie privée, mentionnant épisodiquement telle amie ou telle compagne, dont il tait toujours les identités.

Des dockers donc, il raconte leurs salaires, leur mode de rémunération : payés en jetons qu’ils peuvent ensuite échanger contre de l’argent dans des bistrots, après avoir consommé (p. 116). Dans une ville qui fourmille d’estaminets, ce mode de rémunération entretient la consommation d’alcool qui ravage ce milieu professionnel. C’est d’ailleurs pour perdre « la funeste habitude » de boire que Marck, en même temps qu’il affermit son engagement syndical, fait le choix de rester sobre. Cette décision fait évidemment écho à celle de Jules Durand, autre syndicaliste havrais. Le texte évoque d’ailleurs la machination tragique dont le secrétaire du syndicat des charbonniers est la victime en 1910 : après une rixe entre grévistes et jaunes, Durand est inculpé d’homicide involontaire et condamné à mort en novembre. Gracié, Durand est libéré au printemps 1911. Marck raconte l’épisode et l’effondrement psychique de son ami dont il est le témoin accablé.

Du syndicalisme, il retrace le quotidien, notamment comme secrétaire de la Bourse havraise où il s’échine à organiser les ouvriers dans la ville et ses environs. Il est aussi le narrateur attentif des vicissitudes de la jeune CGT et de ses combats. Ce ne sont pas les débats du syndicalisme qu’il retrace, mais les péripéties : les locaux à nettoyer et à aménager, l’organisation à faire tourner, les finances à gérer quand il devient trésorier de la Confédération en 1909. Plus encore, Marck est un précieux conteur des bagarres syndicales entre 1906 et la guerre. La seconde partie du récit est en effet une espèce de chronique des luttes ayant défrayé l’actualité, quitte à malmener parfois la chronologie. Il évoque notamment la grève des dockers nantais en mars 1907, où il organise des « soupes communistes », la terrible répression de celle de Draveil l’année suivante, celle des boutonniers de l’Oise en 1909 marquée par des épisodes savoureux de violence contre les patrons, la première manifestation Ferrer, etc. Le récit souligne l’action propre de Marck, les événements dont il a été le témoin direct. Mais il frappe aussi dans son évocation de la répression systématique et brutale que subissent les militants. Marck est ainsi condamné à un an de prison pour avoir tenu des propos véhéments à Nantes en 1907. Il est ensuite emprisonné à de multiples reprises. Cette réalité répressive culmine en 1908 à Draveil, faisant huit morts et de nombreux blessés, dont Henri Dret, secrétaire de la Fédération des cuirs et peaux, amputé du bras après avoir reçu une balle. Trois ans plus tard, c’est Platel, syndicaliste boutonnier de l’Oise, qui est emprisonné puis se suicide en février 1911. Une telle répression explique la haine que voue encore l’auteur à Briand et Clemenceau plus de trente ans après les faits et les insultes dont il les accable dans son récit, les traitant respectivement de « renégat » et de « canaille » (p. 160 et 173).

On aura compris, par cette évocation rapide, que l’autobiographie de Marck mérite d’être découverte. Sa publication ouvre avec bonheur une collection dont on attend d’autres pépites.

Xavier Vigna


  1. Le Mouvement social, n° 47, 1964, p. 81-109. []

OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Notes de lecture de la revue Le Mouvement social (18 janvier 2025). Charles Marck, Sur les routes que j’ai parcourues, Michel Pigenet (éd.). Le carnet du Mouvement social. Consulté le 24 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/133uj


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