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John Barzman, Les dockers du Havre, de la Révolution à nos jours.

Rouen, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2024, 514 p.

Le livre que John Barzman consacre aux dockers du Havre retrace le long processus de construction d’une forte identité collective professionnelle et ouvrière. Magnum opus, cent fois remise sur le métier, attendue et annoncé depuis des années, la somme couronne une entreprise entamée dès l’installation de l’auteur en Normandie, au début des années 1990. Dès ce moment, John Barzman témoigne des qualités qui font l’intérêt de la publication d’aujourd’hui. La moindre n’est pas l’aptitude historienne à tirer parti des sources disponibles – un préalable que complète, pour le meilleur, la clarté du pédagogue soucieux d’ouvrir le lecteur à ses problématiques, quand bien même la complexité du passé portuaire rend sa restitution ardue. Si l’on regrette l’absence d’index des noms propres, près de cent illustrations éclairent le texte.

L’ouvrage vient de loin. Sa première mouture remonte à… 2000. Un quart de siècle plus tard, il en conserve la structure et les principales conclusions, considérablement enrichies par les dépouillements, lectures et rencontres intervenus depuis. Les soixante pages de sources et de bibliographie le confirment, malgré des lacunes du côté des fonds du ministère de l’Équipement du Centre des archives contemporaines, des congrès de la FNPD (Fédération nationale des ports et docks), étrangers à toute langue de bois, ou de l’historiographie des dockers.

Les chapitres du livre s’ordonnent selon un plan chronologique en six « configurations ». Par exception, la troisième (années 1880-1928) est divisée en deux étapes thématiques. Tourné vers les « ancêtres des dockers », le premier chapitre plante le décor urbain, maritime et portuaire havrais de la première moitié du XIXe siècle. Il décrit les nombreux métiers des quais, dont l’organisation, sous contrôle municipal et avec l’aval du négoce, contourne les interdits de la Révolution. Ici aussi, les thèses libérales fragilisent, après 1830, ces tolérances et sapent les disciplines internes. Les événements de 1848 révèlent des tensions sociales inédites. Une pétition s’exprime, en mars, « au nom de la masse générale des journaliers » et esquisse les modalités d’un ordre corporatif démocratique aussitôt récusé, avant d’être réduit au silence. Cette perspective écartée, les Périer, représentants typiques de la haute banque parisienne, obtiennent, en 1856, le statut d’entrepôt « réel » pour leur Compagnie des docks et entrepôts du Havre (CDEH).

Le deuxième chapitre porte sur les transformations qui en résultent. Jusqu’au milieu des années 1880, la voie manufacturière retenue par le nouvel établissement repose moins sur l’innovation technique que sur l’efficacité de la gestion du personnel – plusieurs centaines –, en partie embauché au mois, voire à l’année, et strictement encadré. Hors de ses murs, le port suit une orientation identique pour répondre à l’essor du trafic : extension des bassins et appel à une foule croissante de journaliers qui se pressent aux points d’embauches biquotidiennes. Là se jauge le rapport des forces sociales, prennent corps les litiges. En ville, les républicains prêtent l’oreille aux demandes ouvrières d’intervention municipale. La chute de l’Empire donne la mesure de l’alliance nouée. Les réformes sont à l’ordre du jour. À l’aube des années 1880, les premières chambres syndicales se développent sous l’enseigne de la « paix sociale » chère aux amis de Joseph Barberet, syndicaliste proche de Gambetta, dont Le Havre est un bastion.

Plus technique, le troisième chapitre considère les transformations du port. L’impulsion vient des grands armateurs – Transat, Compagnie péninsulaire, Chargeurs réunis – qui s’équipent en volumineux vapeurs, dont l’accueil nécessite quais, grues, entrepôts, liaisons avec l’arrière-pays et main-d’œuvre immédiatement mobilisable. À l’hôtel de ville, les négociants républicains perdent du terrain au profit de radicaux venus des classes moyennes et élus par les ouvriers. Sur les quais, leur effectif bondit de 5 000 en 1877 à 7 500 à la veille de la guerre, banalisant le vocable de « dockers » sans bannir les spécialités autour desquelles se structurent les embauches et les syndicats : journaliers, camionneurs, voiliers, etc.

La séquence 1885-1928 est celle de l’implantation durable, sinon facile, du syndicalisme : « l’ère de Jules Durand », titre du quatrième chapitre. La chronologie traverse la Première Guerre mondiale. L’auteur s’en explique, mais survole tout autant la césure du tournant du siècle, plus significative pour son propos que les incertaines années 1880. À l’automne 1891, la reprise du trafic réactive la contestation sociale. L’effort des militants cible la masse des journaliers, dont la grève se conclut en janvier 1893 par un succès notable. Trois ans plus tard, l’arrivée des radicaux à la direction de la ville change la donne. Coup sur coup, le nouveau conseil approuve l’installation d’une Bourse du travail dans un immeuble communal « Franklin », dont il subventionne le Bulletin, et appointe son secrétaire général, Charles Marck, le secrétaire du syndicat des journaliers. En 1900, la poussée revendicative du tournant du siècle rend effective, sur le port, la journée de huit heures en deux vacations. L’année suivante, Le Havre accueille le congrès constitutif de la FNPD, qui porte Marck à sa tête. Ces progrès, indices d’autonomisation du prolétariat local, inquiètent maintenant les radicaux. Au lendemain d’un 1er Mai tumultueux, la municipalité ferme la Bourse et suspend le paiement de son secrétaire. Sans ressources, Marck se résout à émigrer en Angleterre, séjour moins bref que ne le prétend l’ouvrage et au terme duquel, installé à Paris, il ne devient pas secrétaire de la CGT, mais son trésorier, après avoir été l’un de ses « hommes de peine »… Au Havre, les syndicats, affaiblis, affrontent un patronat de combat. On le vérifie lors de « l’affaire Durand ». Face à la contre-offensive patronale, les syndicats se regroupent en Syndicat général des ouvriers du port (SGOP), que concurrence la création d’un Office du travail patronal destiné à les court-circuiter. La guerre place le site sous le contrôle des autorités militaires et vide les quais d’une grande partie de sa main-d’œuvre habituelle, renouvelée par des réfugiés et des prisonniers de guerre. Les luttes ouvrières s’emballent avec la fin du conflit et remportent un temps des succès. L’échec des vagues de grèves du printemps 1920 signale un retournement ponctué de lock-outs. Les adversaires de la majorité confédérale, partisans des CSR (Comités syndicalistes révolutionnaires), prennent le dessus au sein du SGOP. Leurs convictions, au carrefour des traditions libertaire et syndicaliste, les tiennent à distance du communisme partisan. La cohabitation dans la CGTU n’excède pas un an et s’achève par le départ du SGOP, qui opte pour l’autonomie. Si les dockers communistes militent en son sein, le syndicat subit, sur sa droite, la rivalité d’un Comité de défense des intérêts des ouvriers du port (CDIOP), animé par des syndicalistes modérés. À tout prendre, le SGOP, en quête d’alliés, tourne le dos aux « unitaires », leur préférant le CDIOP, avec lequel il fusionne pour former le Syndicat général autonome des ouvriers du port (SGAOP).

La recomposition marque l’entrée dans l’« âge d’or » du syndicalisme, entre 1928 et 1965, couvert par le cinquième chapitre. « Docker = syndiqué », résume son titre. La netteté des deux bornes ne va pas de soi, notamment pour la dernière, justifiée par l’irruption des conteneurs, indéniable rupture technique, mais qui exclut de la séquence les avancées syndicales majeures des années 1968. 1928 ? Il s’en faut que Le Havre soit alors à la pointe du syndicalisme docker, en Normandie, où les « unitaires » rouennais sont en meilleure posture, comme dans les ports hexagonaux laissés dans l’ombre. Disons-le, si modèle il y a, il se situe à Dunkerque, dont la carte du syndicat unique tient lieu de certificat professionnel. Au Havre, donc, la riposte soudaine des dockers oblige les patrons à reporter une baisse des salaires. La victoire est le tremplin d’une campagne inédite de syndicalisation massive. L’accord conclu en juillet officialise le rôle du SGAOP, spécifie les tarifs et la taille des équipes. En dépit de fréquents écarts patronaux, l’équipe syndicale réunie autour de Jean Le Gall tient bon, forte de la discipline des syndiqués et de la bienveillance du maire radical, Léon Meyer. Partie prenante du Rassemblement populaire, le SGAOP organise, fin 1935, la tenue du congrès fédéral de réunification, à l’issue duquel Le Gall est élu secrétaire permanent. Au printemps 1936, les négociations ouvertes à froid débouchent sur une nouvelle convention de soixante et onze pages. Homogène, la direction du syndicat affiche des convictions simultanément antifascistes et anticommunistes. Celles-ci prévalent en 1939-1940. Sous Vichy, plusieurs de ses cadres, à commencer par Le Gall, s’activent dans les instances de la Charte du travail. Ils peuvent, certes, se prévaloir de la promulgation, le 28 juin 1941, d’une loi d’inspiration corporatiste qui pérennise les cartes professionnelles instituées deux ans plus tôt et dorénavant délivrées par des bureaux centraux de la main-d’œuvre (BCMO) paritaires. Certains participent aux activités locales du COSI (Comité ouvrier de secours immédiat), dont les secours distribués aux victimes des bombardements alliés sont financés par la spoliation des juifs… Après les années d’inactivité, l’embauche s’envole à la Libération. Des estimations font état de plus de 9 000 travailleurs sur le port, requis par l’armée américaine. Le syndicat obtient la restauration des normes conventionnelles et découvre les avantages du shift importé des États-Unis, soit des vacations de huit heures, et ajoutons, car c’est l’essentiel, majorées de 25 %. Le SGOP écarte ses militants les plus compromis sous l’Occupation, mais résiste à la poussée communiste qui, à Paris, contraint Le Gall à quitter ses fonctions fédérales. De fait, les relations avec la FNPD resteront fraîches pendant des années et il faudra attendre 1962 pour qu’un docker havrais accepte d’entrer à son Bureau. Dans l’immédiat, proche du courant Force ouvrière, la direction du syndicat refuse la scission, dont elle mesure les risques au lendemain de l’adoption de la loi du 9 septembre 1947. Ce texte, abusivement qualifié de « statut », démocratise les instances créées en 1941, confirme la « priorité absolue » d’embauche des dockers professionnels et instaure l’indemnisation des vacations chômées.

« Mieux payés, moins nombreux (1965-1993) », relève le sixième chapitre. Les conteneurs, qui inaugurent la période, précipitent l’industrialisation de la manutention en permettant un flux quasi continu de marchandises. L’auteur ne dit rien, curieusement, de l’accord du 28 octobre 1966 qui, préparé en secret par le secrétaire général du SGOP, verrouille par précaution la composition des équipes et instaure une taxe sur chaque conteneur. Transmis à la Fédération, il servira de modèle aux autres sites. Toujours attentifs à préserver les emplois, les syndicalistes havrais s’impliquent dans la formation aux nouveaux métiers portuaires, tandis que la condition des dockers se métamorphose après 1968. La conjoncture s’assombrit à l’orée des années 1980. Les gains de productivité, supérieurs à l’augmentation du trafic, réduisent dangereusement les embauches. Employeurs et hauts fonctionnaires rouvrent le dossier du « statut », incriminent un système qui entretiendrait l’irresponsabilité et prônent l’inclusion des dockers dans un droit commun du travail, synonyme de subordination à l’employeur. Devant l’évidence de sureffectifs structurels, le SGOP négocie leur résorption au prix fort de préretraites à 50 ans et de substantielles indemnités de départs volontaires. À Paris, la campagne contre la loi de 1947 ne reprend pas moins de plus belle. L’ultime offensive s’enclenche en 1991-1992, à l’initiative d’un gouvernement socialiste. La loi, promulguée le 9 juin 1992, impose le transfert dans les entreprises et sous CDI des ouvriers intermittents. Son application se traduit par un laminage des effectifs, qui chutent de moitié dans l’Hexagone. Sous l’objectif économique, les promoteurs de la contre-réforme espèrent porter un coup fatal à l’hégémonie cégétiste.

En vain, constate le septième et dernier chapitre : « Rebond (1993-2020) ». Une page se tourne. La loi de 1992 est complétée par celle de 2008, qui confie aux acteurs privés les terminaux de conteneurs, équipements et personnels confondus. Contre toute attente, le syndicat réussit à franchir tous les écueils. Sans rival chez les salariés, il prend les employeurs au piège de la pénurie de main-d’œuvre, de leurs obligations légales et de celles fixées par la convention collective nationale qui succède au « statut ». Associé aux recrutements et aux certifications professionnelles, le SGOP accepte de participer à la promotion du site et renonce à la grève, sauf en cas de mots d’ordre nationaux – exception notable en ces années où, incontournable en son fief, il demeure une pièce majeure de la FNPD. En relation, de longue date, avec des syndicats étrangers parfois affiliés à la Fédération internationale des travailleurs des transports (ITF en anglais), il aide au regroupement, en 2000, des organisations les plus combatives au sein du Conseil international des dockers (CID). À deux reprises, en 2003 et 2006, celui-ci concourt aux mobilisations qui font capoter les dérégulations voulues par la Commission européenne. En France, il est de tous les mouvements qui aboutissent en 2011 à la conclusion d’une convention collective nationale unifiée, dont le périmètre réunit pour la première fois l’ensemble des travailleurs portuaires. Tandis que la loi Bonny de 2015 confirme la priorité d’emploi des dockers, différentes négociations les font bénéficier, au titre de la pénibilité, de mesures d’âge dérogatoires et interdisent l’insertion dans des accords locaux de clauses moins favorables que la convention collective nationale. En foi de quoi, le SGOP compte 3 700 membres, dont 2 361 actifs en 2019, et constitue, de loin, la principale force syndicale de l’agglomération, omniprésente sur le port et toujours adepte d’une « solidarité vivante » interprofessionnelle et internationale.

Au moment de conclure, John Barzman revient sur les six périodes identifiées, dont les césures, souligne-t-il, s’émancipent des repères de « l’histoire politique conventionnelle » pour s’ajuster aux « articulations particulières de la technologie, de l’organisation du travail et de l’intervention des acteurs principaux (État, ville, entreprise, syndicat) ». Un ordre inverse serait sans doute plus accordé au titre de l’ouvrage, mais non, en vérité, à son contenu, qui parle beaucoup du port, sinon de la ville. Sous cet angle, l’étude est une mine pour qui voudra connaître et comprendre les dynamiques internes du site havrais, leurs interactions avec les bouleversements nationaux et internationaux du monde maritime et, par suite, leurs moteurs. S’agissant des dockers proprement dits, dont elle reconstitue l’évolution locale des contours et des effectifs, des modalités d’embauches, des tâches, des rémunérations et de l’organisation saisies au travail, sur les quais, dans les soutes et les magasins. Sur tous ces aspects, l’ouvrage s’élève au rang de livre de référence, par ce qu’il confirme, révèle ou éclaire. Le lecteur reste davantage sur sa faim pour ce qui est des autres cadres et temps de vie des dockers havrais. L’approche d’histoire sociale dont se réclame la monographie aiguise, il est vrai, une curiosité que ne sauraient combler les allusions éparses aux origines sociogéographiques, aux scolarités et parcours professionnels, aux conditions de logement, à la vie de famille, aux quartiers, aux sociabilités, aux mentalités, mœurs et votes…

L’interrogation finale sur « la singularité des dockers » vaut invitation à identifier les particularités havraises, lesquelles ressortiraient mieux de comparaisons serrées avec d’autres sites, par exemple dans la préférence, qui l’oppose longtemps aux Dunkerquois, donnée à l’emploi et la volonté de contenir les rendements. À défaut, l’auteur revisite les notions classiques « d’aristocratie ouvrière », « d’avant-garde » et de « corporatisme », occasion d’un retour sur la portée politique des pratiques portuaires évaluée à l’aune de la signification que les intéressés leur prêtent, de la mémoire et des héritages transmis. On pourrait encore questionner les conditions sociohistoriques d’une cohésion exceptionnelle à laquelle rien ne prédisposait les dockers, surtout pas l’intermittence, au fondement d’un marché du travail débridé, dont la régulation supposait de se doter, d’emblée, d’une solide organisation. Pour le dire de façon abrupte, sur les quais, le syndicat ne pouvait qu’être fort ou inexistant.

Michel Pigenet

 


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Notes de lecture de la revue Le Mouvement social (18 janvier 2025). John Barzman, Les dockers du Havre, de la Révolution à nos jours. Le carnet du Mouvement social. Consulté le 24 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/133uk


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