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Marie Hardy-Seguette, Couleurs café. Le monde du café à la Martinique du début du XVIIIe siècle aux années 1860

Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Histoire », 2022, 404 p. Préface de Jean-Pierre Sainton.

Marie Hardy-Seguette est actuellement chargée de recherche à la Fondation Clément à la Martinique et responsable scientifique du musée Franck-A.-Perret – mémorial de la catastrophe de 1902, à Saint-Pierre. Cet ouvrage est la version remaniée de sa thèse de doctorat en histoire, soutenue en juin 2014 à l’Université des Antilles et de la Guyane, sous la direction de Danielle Bégot (1945-2015), grande spécialiste de l’histoire antillaise, qu’elle a contribué à construire, et du système de l’habitation-plantation. Ce travail a été récompensé par le prix de thèse Maryse Condé 2015, décerné par le Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage, qui a laissé place en 2020 à la Fondation pour la mémoire de l’esclavage.

L’autrice l’affirme avec force dès les premières lignes de son introduction : « Cette thèse est l’aboutissement d’une prise de conscience du vide historiographique portant sur les cultures dites “secondaires” de la Martinique » (p. 11). En effet, si la canne à sucre a fort légitimement retenu l’attention des chercheuses et des chercheurs, en raison de sa place de première culture de la Martinique tout au long de la période coloniale, le tabac, l’indigo, le cacao, le café et les cultures vivrières ont également contribué au développement de l’économie et à la formation de la société créole de l’île des Petites Antilles, comme plus largement de l’ensemble des territoires de la Caraïbe. Parmi ces cultures « secondaires », le café se distingue, puisqu’il dépasse, à son apogée en 1774, la canne dans la valeur des exportations de la Martinique, selon les chiffres de la balance du commerce. Marie Hardy-Seguette cherche également à dessiner les contours des habitations caféières, à la fois unités de production et espaces de vie pour des populations libres et non libres. Il s’agit par conséquent de procéder à « l’analyse de ce groupe socioprofessionnel […]. Qui étaient les maîtres caféiers ? Qui étaient les esclaves caféiers ? Quel était leur mode de vie ? » (p. 24). Le cadre chronologique, « à cheval » entre les périodes moderne et contemporaine, est parfaitement justifié, puisqu’il permet d’étudier l’activité caféière de son introduction dans la colonie française, au début des années 1720, à sa quasi-disparition comme culture d’exportation, dans les années 1860.

L’enquête est construite sur de solides dépouillements d’archives : sources administratives (correspondances, recensements, statistiques, fonds du conseil souverain puis du conseil privé), périodiques (Gazette de la Martinique, Journal officiel de la Martinique, Courrier de la Martinique), ouvrages d’époque (notamment les récits de voyages de Jean-Baptiste Leblond et de Charles-César Robin, ainsi que le manuel de Pierre-Joseph Laborie) et minutes notariales. Ces derniers documents se révèlent particulièrement utiles pour approcher au plus près les habitations caféières. Un dépouillement exhaustif de l’ensemble des minutiers disponibles étant hors de portée, trois sondages ont été réalisés : 1776-1786, moment du zénith de la production caféière ; 1816-1826, années du retour à la paix après les guerres révolutionnaires et impériales, marquées par l’occupation anglaise de l’île ; 1856-1866, période qui, suite à l’abolition de l’esclavage de 1848, correspond à la fin de la production caféière. L’analyse minutieuse de ce corpus de plus de 1 000 actes notariés collectés (ventes, contrats de mariages, baux, inventaires…) constitue un des points forts de la thèse.

La bibliographie thématique, présentée à la fin de l’ouvrage (p. 381-395), témoigne de l’attention portée par l’autrice aux travaux déjà réalisés, y compris en langue anglaise, sur l’histoire des Antilles, du complexe d’habitations, des sociétés coloniales, des populations mises en esclavage ou encore de la place des femmes dans les colonies. Marie Hardy-Seguette cherche constamment à confronter son « modèle » caféier martiniquais avec les résultats proposés par d’autres historiens pour des territoires voisins des Petites – la Guadeloupe (étudiée par Gérard Lafleur) – et des Grandes Antilles – Saint-Domingue/Haïti (Gabriel Debien, David P. Geggus, Paul Moral, Michel-Rolph Trouillot), la Jamaïque (Barry W. Higman) – voire plus éloignés – Bourbon/La Réunion (Prosper Ève). En revanche, si les travaux consacrés au café en Amérique centrale – Costa-Rica – et du Sud – Brésil – ne sont pas ignorés, ils sont fort justement moins convoqués par l’autrice car relevant de systèmes éloignés de celui de la Martinique.

Le développement est logiquement articulé autour de trois grandes parties composées de trois chapitres chacune. La première, intitulée « Le cycle économique du café » (p. 41-124), vise à décrire la trajectoire de cette production coloniale et à déterminer les facteurs qui ont contribué à ses évolutions. Marie Hardy-Seguette évacue assez rapidement le débat sur l’arrivée du café en Martinique, en évoquant brièvement le rôle du chevalier de Clieu, entre légende et réalité, pour se concentrer sur l’essentiel : le caféier arabica est introduit dans l’île au début des années 1720 et connaît un développement remarquable à partir de la décennie suivante, la plante apparaissant alors comme un substitut au cacaoyer. La culture du café se concentre dans les mornes et dans les zones à l’air humide, aux températures fraîches et à la terre légère. En 1785, elle occupe environ 17 % des terres cultivées de la colonie, contre 55 % pour la canne à sucre. La production martiniquaise de café atteint son apogée à la fin du XVIIIe siècle, avant la Révolution – 3 880 tonnes en 1789 –, avant de chuter au siècle suivant – 700 tonnes en 1829, 200 en 1869 (graphique 5, p. 67).

Les raisons de ce déclin sont multiples, entre facteurs externes et internes. Parmi les premiers, les conséquences de la période révolutionnaire et impériale, caractérisée par l’occupation anglaise, avec pour corollaire la fermeture des débouchés traditionnels de la colonie française et l’abolition de la traite, décidée en 1807 par les Britanniques, sont à considérer, tout comme la vive concurrence d’autres producteurs de café, en plein essor au XIXe siècle, à l’image du Brésil, de Cuba ou de Porto-Rico, qui viennent fournir le marché métropolitain. L’effondrement du système colonial français d’Ancien Régime, fondé sur la pratique de l’exclusif, laisse la Martinique sans véritable solution et les tentatives de relance de l’activité, menées par l’administration, n’y changent rien. Du côté des facteurs internes, l’épuisement des sols et la dégénérescence des plants de café ont pu jouer un rôle, comme le choix d’une reconversion agricole vers les cultures vivrières, ou la concurrence des planteurs sucriers pour la captation de la main-d’œuvre servile, après la fin de la traite, qui se poursuit désormais sous une forme illégale. En tout état de cause, l’abolition de 1848 survient alors que la déchéance de la filière caféière est déjà bien avancée.

En comparaison de la production, l’évolution du nombre d’habitations caféières en Martinique montre la profonde transformation des réalités de ces exploitations agricoles : elles sont 937 avant la Révolution, au moment où la production est au plus haut, mais encore 878 en 1826, alors que celle-ci a nettement diminué, et 138 en 1865 (graphique 13 et tableau 9, p. 103). Entre 1776 et 1786, la superficie moyenne des caféières de l’île est de 19 hectares, dont un peu plus de cinq effectivement cultivées en café. À titre de comparaison, à peu près à la même époque, les sucreries martiniquaises consacrent, en moyenne, entre 55 et 59 hectares aux champs de canne. Les habitations caféières de la Martinique apparaissent aussi bien modestes en comparaison de celles de Saint-Domingue (145 hectares, dont 27 cultivés en café) ou de la Jamaïque.

La deuxième grande partie, intitulée « Les exploitants-caféiers : une société en perpétuel mouvement ? » (p. 125-246), cherche à mettre en évidence le profil social de ces exploitants, à travers leur statut, profession, couleur, genre, mode de vie et niveau économique. L’autrice rappelle que l’« exploitant caféier des débuts a très vite été associé à un homme aux ressources économiques limitées » (p. 131), sans qu’il soit possible d’appréhender ses caractéristiques ethno-juridiques, à la différence de Saint-Domingue, où la croissance plus tardive de l’exploitation caféière, dans les années 1770-1780, a permis de mieux cerner deux profils : des libres de couleur et des petits Blancs nouvellement arrivés de métropole. Il faut dire que les investissements nécessaires à la mise en place d’une habitation caféière sont bien inférieurs à ceux exigés pour une sucrerie. En Martinique, le secteur caféier occupe essentiellement des petites habitations qui deviennent souvent, au fil du temps, des propriétés familiales ; pas question ici de maîtres absentéistes confiant la gestion de leurs biens à des gérants. Le statut des habitants caféiers n’égale jamais celui des sucriers, même au moment de l’apogée du café. Ceci posé, Marie Hardy-Seguette met en lumière trois profils de propriétaires, évoluant avec le temps : à la fin du XVIIIe siècle, les caféiers sont essentiellement des Blancs créoles, pour partie également négociants et membres de l’administration coloniale, supervisant, parfois de loin, le travail de leurs esclaves ; au début du XIXe siècle, les propriétaires tirent, pour la plupart, l’essentiel de leurs revenus de leur habitation caféière, et appartiennent davantage à la catégorie des libres de couleur (ces derniers représentent 21 % des propriétaires étudiés entre 1816 et 1826) ; enfin, dans la seconde moitié du xixe siècle, après l’abolition de l’esclavage, les propriétaires ne peuvent plus vivre des seuls revenus de leur exploitation et doivent exercer, en parallèle, une autre profession – certains sont d’anciens esclaves ayant acquis un lopin de terre ou une petite habitation à la suite de leur libération. Difficile dès lors de parler d’homogénéité socio-économique du groupe. Pour l’autrice, « seule l’image négative portée sur le corps caféier semble unifier cette profession » (p. 161).

Les femmes tiennent une part active parmi les propriétaires d’habitations caféières : elles sont 31 % de 1776 à 1786 (29 % de femmes blanches et 2 % de libres de couleur), 42 % de 1816 à 1826 (34 % de femmes blanches et 8 % de libres de couleur) et 34 % de 1856 à 1866 (les documents ne permettent plus de distinguer les libres de couleur). De tels chiffres posent la question du statut de ces femmes et de leur marge d’autonomie dans une société patriarcale où leurs droits sont limités. Il semble toutefois que « rien ne les distingue de leurs homologues masculins qui exploitent le même genre d’habitation » (p. 198).

La troisième et dernière partie, « Les esclaves caféiers » (p. 247-335), propose une étude sociale de ces populations serviles, en s’appuyant en particulier sur un corpus important de 4 583 personnes identifiées dans les minutes notariales (1 420 entre 1776 et 1786 et 2 631 entre 1816 et 1826). Marie Hardy-Seguette se livre à une critique de représentativité de son échantillon, en le confrontant à une estimation du nombre d’esclaves utilisés dans les caféières de l’île : en 1785, les 955 habitations utilisent à peu près 14 300 individus, soit environ 20 % des masses serviles martiniquaises ; en 1820, le secteur en exploite 12 300, soit 16 % des esclaves présents dans la colonie (p. 255-256). Les résultats de l’autrice se fondent donc sur des échantillons représentant respectivement 10 et 21 % des esclaves caféiers.

À la fin du XVIIIe siècle, l’effectif servile moyen des habitations caféières de la Martinique est d’environ quinze personnes, loin de celui de Saint-Domingue, évalué entre vingt-huit et quarante individus selon les auteurs. En 1835, le nombre d’esclaves s’établit en moyenne à neuf dans les exploitations caféières de la Martinique, soit deux fois moins qu’en Guadeloupe à la même date, et sans commune mesure avec les cent vingt-huit personnes de celles de la Jamaïque en 1832. Encore faut-il tenir compte des très fortes disparités existant entre les habitations : les dépouillements réalisés sur les périodes 1776-1786 et 1816-1826 révèlent que 62 % des caféières étudiées sont dépourvus d’esclaves. Ce sont par conséquent majoritairement des exploitations familiales, recourant ponctuellement à une main-d’œuvre de location pour faire face aux périodes de forte activité.

Les ateliers martiniquais sont majoritairement composés de femmes et dominés par des esclaves créoles, c’est-à-dire nés dans la colonie. Peu d’esclaves sont spécialisés, ce qui s’explique par la taille limitée des ateliers et par le fait que le travail du café, pour la récolte ou la transformation, demande une moins grande capacité physique et moins de compétences que le travail de la canne. La thèse de Marie Hardy-Seguette tente également d’apporter une contribution au débat sur le traitement des populations serviles dans les caféières par rapport aux sucreries. Certains auteurs, comme Orlando Patterson, considèrent en effet que l’esclavage était plus dur dans les petites plantations, tandis que d’autres, à l’image de Michel-Rolph Trouillot, sont plus nuancés. L’autrice conclut que les conditions de vie dans les ateliers martiniquais paraissent plus souples qu’à Saint-Domingue et que les enfants y sont plus nombreux. Le métissage est aussi plus développé dans l’île des Petites Antilles. Malgré tout, peu d’esclaves vivent vieux à la Martinique et l’approche de l’abolition n’a semble-t-il pas été marquée dans les caféières par un « adoucissement » de la condition servile.

Au total, le présent ouvrage, par son originalité et sa richesse informative, s’inscrit comme une contribution essentielle à une meilleure connaissance de la société martiniquaise, grâce à l’éclairage porté sur le café, première de ses cultures « secondaires ». On pourra regretter cependant la part réduite de l’approche qualitative dans le volume – les études de cas sont rares et généralement peu développées – et l’absence de réflexions sur des trajectoires individuelles ou familiales menées sur une plus longue durée. L’autrice est consciente de ces lacunes et les évoque dans la conclusion générale. Nul doute qu’elle pourra contribuer à de nouvelles recherches, forte des acquis de sa monographie. On ne peut enfin que souhaiter que d’autres territoires puissent bénéficier d’approches similaires – on pense évidemment en priorité à Saint-Domingue.

Bernard Michon


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Notes de lecture de la revue Le Mouvement social (18 janvier 2025). Marie Hardy-Seguette, Couleurs café. Le monde du café à la Martinique du début du XVIIIe siècle aux années 1860. Le carnet du Mouvement social. Consulté le 24 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/133ul


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