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Marie-Carmen Smyrnelis, Traversées méditerranéennes. Jeux d’espace et mobilités au XIXe siècle.

Paris, Classiques Garnier, « Les Méditerranées », 2023, 352 p.

Au-delà de la somme publiée en 1949 par Fernand Braudel qui, dans La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, faisait de la Méditerranée non pas le décor mais le personnage principal de son récit1, nombreuses ont été, à partir des années 1990, les réflexions autour des « inventions » de la Méditerranée2, devenue au cours du XIXe siècle « un concept polysémique qui se prête à des lectures et à des usages multiples3 ». Espace parcouru, décrit, peint, imaginé, la Méditerranée est saturée de discours entre le XVIIIe et la première moitié du XXe siècle. C’est dans cette généalogie que se situe en partie l’ouvrage de Marie-Carmen Smyrnelis.

Il s’agit en effet de saisir une histoire – celle des mobilités, spatiales et sociales – et des histoires – celles de trajectoires d’individus, hommes et femmes qui se sont mis en mouvement – par l’espace de contacts et de circulations que constitue la Méditerranée et qui le devient toujours davantage au fur et à mesure que divers réseaux se renforcent. Il s’agit entre autres de montrer comment l’espace lui-même, particulièrement celui de la Méditerranée orientale, sur laquelle se concentre l’auteure, façonne ces circulations. Pour retrouver les quelque 3 000 trajectoires qui constituent le cœur du matériau permettant de rendre concrets ces déplacements, mais aussi d’en élaborer une typologie, elle utilise des sources nombreuses, en français et en grec : passeports, listes de passagers, demandes de naturalisation, rapports de police, permis de voyager, lettres consulaires, contrats… La focale se concentre autour des six observatoires que sont trois îles (Mytilène, Crête, Syros) et surtout trois villes-ports (Salonique, Marseille, Athènes), ces dernières apparaissant comme les lieux qui articulent les stratégies les plus diverses (p. 295).

Trois chapitres permettent d’aborder ces mobilités. Le premier (« Un espace construit et “armé” ») s’intéresse aux évolutions que connaît l’espace politique et économique de la Méditerranée : les routes maritimes se multiplient en même temps que les compagnies de navigation les parcourent plus rapidement. Les villes-ports se développent, mieux connectées aux intérieurs et à d’autres ports méditerranéens, mais aussi de la Mer rouge, de la Mer noire, et au-delà. Des ports gagnent en importance (Le Pirée, Beyrouth, Haïfa), insérant la Méditerranée orientale dans un espace commercial plus vaste. Le réseau diplomatique s’étend, du fait des émergences nationales mais aussi des impérialismes et de l’installation de colonies étrangères, particulièrement en Égypte et dans l’Empire ottoman. Ambassadeurs, et surtout consuls, vice-consuls, agents consulaires, voient leur nombre croître. Ils font partie du système de surveillance qui, de plus en plus, contribue au contrôle de leurs ressortissants alors que l’essor de l’État – qu’il s’agisse d’États naissants comme la Grèce, ou d’États qui cherchent à se réformer, à l’instar de l’Empire ottoman – vise à mieux identifier et encadrer les populations. Il s’agit donc de contrôler les mobilités pour mieux exercer son autorité, à l’intérieur comme à l’extérieur. Les passeports apparaissent ainsi comme les outils des nouveaux enjeux de surveillance des frontières. L’histoire matérielle de ces documents, dont les formes évoluent selon différents modèles, sert ainsi à Marie-Carmen Smyrnelis à analyser la mise en place des différents éléments d’identification des individus. Elle montre également les tensions entre les autorités qui se jouent autour de ces documents, les manières de les accorder pouvant révéler celle dont les consuls européens se substituent aux autorités ottomanes.

Dans le deuxième chapitre (« L’espace pratiqué »), l’auteure s’interroge : pourquoi se déplace-t-on en Méditerranée ? Comment appréhender les déplacements de tout type qui ne cessent d’augmenter – quand bien même la quantification demeure difficile ? Ces mobilités, qui s’appuient éventuellement sur des réseaux individuels, familiaux ou autres, ont des causes nombreuses (étudier, s’installer ailleurs, enseigner, coloniser, faire affaire, fuir …) et le XIXe siècle donne de nouvelles occasions de partir (de nouveaux métiers demandant de nouvelles compétences, la colonisation, un commerce international en hausse, les révolutions européennes qui fabriquent des réfugiés nombreux…), différentes souvent de celles qui caractérisaient les siècles précédents4.

Enfin, le troisième chapitre explore « l’espace des possibles » que constitue la Méditerranée, espace du voyage vers et en Orient, dont la multiplication des récits a contribué à la constitution d’une facette du kaléidoscope méditerranéen. Les anonymes aussi circulent, partent sans laisser de trace, parfois volontairement, pour changer de vie, parfois grâce à des « identités inventées » (p. 241) ou transformées (par les conversions religieuses, par exemple). Les juridictions multiples qui peuvent encore se superposer dans l’espace ottoman et dans les zones où les frontières sont redéfinies tout au long du siècle peuvent ainsi être utilisées par les individus pour mener à bien des projets, dont l’ouvrage restitue la variété par les informations parfois très fragmentaires qu’offrent les sources. Ce sont ainsi des espaces du cosmopolitisme que l’auteure révèle et dont elle montre les usages selon différentes échelles d’observation, un cosmopolitisme qui peut être vu comme un élément du modèle fonctionnel parfois utilisé au-delà du cadre géographique méditerranéen5. Ce modèle, pourtant, qui a pu connaître des évolutions au fil des siècles, ne survit pas à la Grande Guerre : il s’achève, selon l’auteure, dans l’entre-deux-guerres, alors que la plupart des villes-ports meurent, « tandis que meurt le modèle de coexistence qu’elles proposaient » (p. 295) et que s’imposent davantage qu’auparavant les logiques de l’État nation.

Claire Fredj


  1. F. Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, Armand Colin, 1949 ; une autre synthèse paraît sur cet espace : D. Abulafia, The Great Sea. A Human History of the Mediterranean, Londres, Allen Lane, 2011. ↩︎
  2. M.-N. Bourguet, B. Lepetit, D. Nordman et M. Sinarellis (dir.), L’invention scientifique de la Méditerranée : Égypte, Morée, Algérie, Paris, Éditions de l’EHESS, 1998 ; F. Deprest, « L’invention géographique de la Méditerranée : éléments de réflexion », L’Espace géographique, vol. 31, n° 1, 2002, p. 73-92 ; C. Saminadayar-Perrin (dir.), L’invention littéraire de la Méditerranée dans la France du xixe siècle, Paris-Montpellier, Geuthner-MSH-M, 2012 ; V. Mérieux, « Ouverture. Les inventions de la Méditerranée (1798-1930). Mises en lumière croisées », Cahiers de la Méditerranée, n° 103, 2021, p. 15-33. ↩︎
  3. A. Ruel, « L’invention de la Méditerranée », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 32, 1991, p. 7-14, p. 11. ↩︎
  4. G. Calafat et M. Grenet, Méditerranées. Une histoire des mobilités humaines, 1492-1750, Paris, Éditions Points, 2023. ↩︎
  5. F. Gipouloux, La Méditerranée asiatique. Villes portuaires et réseaux marchands en Chine, au Japon et en Asie du Sud-Est, xvie-xxie siècle, Paris, CNRS Éditions, 2009. ↩︎

OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Notes de lecture de la revue Le Mouvement social (18 janvier 2025). Marie-Carmen Smyrnelis, Traversées méditerranéennes. Jeux d’espace et mobilités au XIXe siècle. Le carnet du Mouvement social. Consulté le 24 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/133v9


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