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Jeanne Moisand, Se fédérer ou mourir. La commune de Carthagène et ses mondes, 1873.

Paris, Éditions de l’EHESS, « En temps et lieux », 2023, 398 p.

Jeanne Moisand consacre cet ouvrage à un épisode de l’histoire espagnole du XIXe siècle quasiment inconnu en France et largement oublié et caricaturé en Espagne : le canton de Carthagène de 1873, soit le soulèvement fédéraliste qui touche ce port militaire du sud-est de l’Espagne au cours de la Première République espagnole. Cet épisode oppose les partisans d’une organisation de l’Espagne en communautés politiques autonomes et démocratiques fédérées entre elles et le gouvernement centraliste qui y voit une tentative de saper l’unité nationale. Il s’achève par le siège de Carthagène et la reddition de la place au bout de six mois, en janvier 1874. Que cette révolution cantonale espagnole, qui touche plus brièvement tout le sud du pays à l’été 1873, soit inconnue en France n’est guère étonnant eu égard au désintérêt dont le XIXe siècle espagnol a longtemps pâti de ce côté des Pyrénées, si l’on excepte l’épisode de la guerre d’indépendance. Son oubli en Espagne est le produit de la mémoire uniformément négative dont il a fait l’objet, et que Jeanne Moisand reconstruit en introduction.

Cette relégation est plus surprenante si on réinscrit cette révolution dans le contexte des global sixties, cette décennie des années 1860 marquée par des bouleversements révolutionnaires dans tout le monde atlantique, et la conclusion de l’ouvrage analyse pourquoi le canton n’a pas eu son Garibaldi, une figure héroïque qui aurait popularisé la cause dans l’opinion publique de l’époque. L’un des principaux éléments de réponse est que cela se produit deux ans après la Commune de Paris, qui marque un coup d’arrêt à cette vague révolutionnaire des années 1860 et agit comme un repoussoir commode dont se servent les adversaires du canton pour le discréditer. Comment les cantonalistes pouvaient-ils se distinguer de ce précédent communard, différent certes, mais qui présente des ressemblances frappantes avec leur propre révolution ?

Cette assimilation apparemment évidente a longtemps fait du fédéralisme socialisant de l’Espagne des années 1870 une simple réplique du mouvement communaliste en France. À la lecture de cet ouvrage, on est d’ailleurs tenté d’établir des connexions avec l’ouvrage récent de Quentin Deluermoz sur les Communes françaises, tant les points de dialogue semblent nombreux. Pour autant, c’est tout le mérite de cette recherche, dans le sillage d’autres travaux, que de resituer le canton à sa juste place : inscrit dans des dynamiques transnationales – raison pour laquelle il ne relève pas de l’histoire strictement locale qui a longtemps été écrite à son sujet –, mais présentant des spécificités et des dynamiques qui n’en font pas une simple réplique ou la queue de comète d’un mouvement global.

C’est à ce récit à plusieurs échelles de l’histoire du canton de Carthagène que s’attache la première partie. Jeanne Moisand rappelle que cette révolution s’inscrit dans le contexte d’une Espagne en pleine ébullition politique depuis la révolution glorieuse de 1868, qui a renversé la reine Isabelle II et ouvert la voie à une expérience libérale et démocratique inédite dans le pays, et surtout depuis la proclamation de la Ire République en février 1873. L’Espagne est alors en proie à une guerre civile qui oppose le gouvernement aux absolutistes dans le nord du pays. L’est et le sud sont quant à eux travaillés par un républicanisme fédéral qui s’appuie sur les milieux populaires urbains et ruraux et qui puise dans une longue histoire de l’autonomie politique locale et dans l’expérience fondatrice, en termes de politisation populaire, de la guerre d’indépendance de 1808-1814. À ces données s’ajoute un contexte de crise coloniale, marqué par la première guerre d’indépendance cubaine, qui a commencé en 1868 et qui se traduit par l’envoi d’un nombre croissant de soldats pour mater l’insurrection. Si Carthagène n’est pas la seule ville à entrer en révolution à l’été 1873, il n’est pas indifférent qu’il s’agisse de l’un des principaux ports de la marine espagnole, concerné au premier chef par les événements qui secouent la perle des Antilles.

Le contexte national n’est pas la seule clé d’explication de l’histoire du canton. Jeanne Moisand consacre ainsi des analyses très fines aux dimensions locales de la politisation des acteurs et des actrices ainsi qu’à l’inscription du canton dans les enjeux européens. Les milieux ouvriers et agricoles sont ainsi influencés par la diffusion du socialisme et l’expansion de l’Association internationale des travailleurs (AIT), qui présente la particularité en Espagne d’être majoritairement bakouniniste – ce qui est bien sûr lié aux spécificités de ce républicanisme fédéral. Dans un contexte de répression européenne de l’AIT, dans le sillage de la Commune, le canton fait l’objet d’une répression coordonnée entre les puissances européennes. Elles établissent un blocus maritime destiné à contrer la force militaire des révolutionnaires, qui se sont emparés d’une part non négligeable de la flotte espagnole. Jeanne Moisand consacre à ces enjeux diplomatiques, militaires et juridiques des pages passionnantes qui ouvrent la voie à des rapprochements et des comparaisons avec d’autres épisodes similaires.

Mais cette histoire renouvelée du canton de Carthagène vise aussi à remettre ses acteurs invisibilisés au cœur du récit. Alors que l’historiographie insiste traditionnellement sur le rôle des chefs républicains fédéralistes venus de Madrid, l’autrice montre de façon très convaincante que ce sont les classes populaires de Carthagène qui sont les moteurs du processus révolutionnaire et qui en prennent le contrôle au détriment des élites républicaines. Cette thèse est largement développée dans la deuxième partie de l’ouvrage, centrée sur les acteurs et les actrices du canton, leur sociologie, leurs motivations et leur implication. L’analyse mêle avec bonheur approche quantitative, sociographie collective et reconstruction minutieuse de parcours biographiques d’autant plus difficiles à mettre au jour qu’il s’agit d’individus qui n’ont guère laissé de traces. L’ensemble emprunte aux renouvellements historiographiques les plus récents en histoire du travail, des classes populaires et du genre et dresse un portrait très neuf de ces cantonalistes et de leur mobilisation.

Trois groupes sont successivement étudiés : les travailleurs, paysans et ouvriers ; les populations instituées, nombreuses à Carthagène, qui est à la fois un port militaire et un bagne ; les femmes, avec une attention particulière portée aux femmes célibataires et aux prostituées. L’autrice poursuit ici le parti de mettre en lumière les acteurs traditionnellement invisibles, en faisant la part belle aux bagnards et aux femmes, qui ne correspondent pas aux images d’Épinal du peuple en révolution. Non seulement le canton est investi par les classes populaires, mais au sein de celles-ci, des groupes marginalisés jouent un rôle prépondérant. Ce choix permet à Jeanne Moisand de mettre en évidence les questionnements et les apories qui travaillent le canton sur la question du travail et du socialisme, sur celle de la hiérarchie et de la répression, ou sur la place des femmes dans l’espace public et civique.

On retrouve cette attention portée aux marges dans la dernière partie, stimulante et novatrice, qui enquête sur les dimensions impériales et coloniales du canton de Carthagène. Guerre d’indépendance cubaine, troubles dans les Philippines, mais aussi agitation politique dans l’Algérie française toute proche où sont installés nombre d’Espagnols et où se réfugient en 1874 des centaines de cantonalistes : l’autrice montre que ces événements ne sont pas sans lien avec le canton. À partir d’une reconstruction fine de parcours d’acteurs entre l’empire et Carthagène, Jeanne Moisand s’interroge sur l’existence d’une revendication fédéraliste et républicaine transatlantique, qui ferait de la fédération l’outil d’une reconstruction par le bas d’une Espagne où tous les territoires, métropolitains et ultramarins, seraient placés sur un pied d’égalité.

Les espaces impériaux, qui sont aussi des espaces de relégation et de déportation, comme le rappelle fort justement le dernier chapitre, deviennent alors des lieux de mobilisation et de reconfiguration politiques qui influencent en retour les dynamiques européennes. Ce choix de mettre les mondes coloniaux au cœur de l’enquête sur les dimensions transnationales du canton conduit à reléguer au second plan les circulations et les solidarités euro-américaines au sein des milieux républicains et socialistes, abordées plus rapidement. Mais ce léger regret est peu de chose au regard de l’immense chantier d’une histoire politique du XIX siècle véritablement globale et transimpériale que Jeanne Moisand contribue, avec cet ouvrage, à ouvrir et à défricher à partir d’un travail de terrain à la fois ambitieux et minutieux. Le canton de Carthagène et les cantonalistes, sauvés de l’immense condescendance de la postérité, sont aussi dans ce très bel ouvrage un point de départ vers de nouveaux horizons de recherche.

Alexandre Dupont

 


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Notes de lecture de la revue Le Mouvement social (18 janvier 2025). Jeanne Moisand, Se fédérer ou mourir. La commune de Carthagène et ses mondes, 1873. Le carnet du Mouvement social. Consulté le 24 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/133va


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