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François Dumasy, Tripoli coloniale. Histoire sociale et économique d’une ville sous domination italienne.

Rome, École française de Rome, 2022, 600 p.

Tripoli d’Occident (Trablus al-Gharb), port méditerranéen le plus méridional, a constitué, tout au long de l’époque ottomane, une interface majeure entre les horizons méditerranéens et les routes caravanières traversant le Sahara en direction du cœur du continent africain. Elle a ainsi été l’objet de convoitises coloniales majeures, qui se sont concrétisées en 1911 par la prise de la ville par les Italiens. Dans cet ouvrage, l’auteur se propose d’étudier la domination coloniale sous l’angle d’une histoire sociale et économique attentive à la dimension de la propriété foncière, d’une part, et à celle du rapport entre les forces sociales et le pouvoir, de l’autre. L’introduction présente cette intention méthodologique de s’éloigner d’un récit d’histoire urbaine fondé sur l’analyse des plans d’urbanisme essentiellement pour se concentrer sur les dimensions sociales, et même d’une anthropologie historique des transformations urbaines. La question portuaire, si elle ne préside pas à l’orientation générale de la démarche, est présente à divers titres : impact des grands travaux de modernisation, étude des milieux sociaux gravitant dans l’orbite du port. La documentation archivistique mobilisée est surtout issue de l’Archivio Centrale dello Stato à Rome.

Les premiers chapitres présentent, après un tableau de la situation de cette ville ottomane à la veille de la colonisation, les principaux enjeux du contrôle et de la transformation de l’espace urbain par les occupants italiens. Ce point de départ, cependant, aurait assurément pu être davantage lié à la fin de la période précédente. Avant 1911, la ville avait en effet expérimenté plusieurs décennies de modernisation à l’ottomane, fruit d’un pacte d’impérialité renouvelé avec les élites locales. Tant le port que les infrastructures ou la gouvernance avaient été concernés par ce mouvement, qui avait conduit à la création de nouveaux quartiers et à l’introduction de procédures techniques de planification modernisées. L’auteur parvient cependant à présenter de manière stimulante les enjeux des transformations urbaines après 1911. Les acteurs locaux (avec un accent marqué sur les institutions ainsi que les propriétaires fonciers) sont clairement identifiés, de même que la manière dont les autorités coloniales ont déployé des stratégies de contrôle et de répression pour prendre le pouvoir sur la ville.

La dynamique de la première révolte anticoloniale est également analysée. À ce sujet, une attention plus précise aux réseaux de mobilisation et à la sociologie des révoltés, ainsi qu’à leur lien avec la résistance dans l’intérieur des terres, aurait assurément apporté de nombreux éléments intéressants, mais sans doute que les sources italiennes ne le permettaient pas vraiment. La terrible répression menée par les Italiens est en revanche analysée dans sa logique de ciblage des structures mêmes des solidarités urbaines ainsi que de celles entre la ville et son hinterland. Archives italiennes à l’appui, l’auteur s’insère ainsi dans une lignée d’études historiques documentant les stratégies délibérées des occupants de détruire la société locale, avec la commission de nombreux massacres de populations civiles, destructions de villages, exécutions sommaires et punitions collectives.

François Dumasy décrit aussi dans cette partie de manière détaillée le bouleversement démographique qui s’est produit à Tripoli, avec l’installation de colons et de réfugiés notamment et l’instauration d’un ordre urbain violent à l’encontre des populations locales. Les pages consacrées à la menace sanitaire dans le cadre de la récurrence d’épidémies de choléra, ainsi qu’à l’émergence d’une population précaire, sont l’occasion de dresser le tableau tant de la condition sociale urbaine que de l’évolution des instruments de gouvernance en contexte colonial. L’inflexion donnée par les autorités italiennes, dans le cadre d’une politique de sape des structures existantes, aux politiques de bienfaisance est l’objet d’une étude spécifique dans laquelle l’auteur parvient à mettre en relief les fondements d’une idéologie coloniale utilisant un discours de modernité pour ôter aux populations locales l’accès à la sphère de la décision.

L’emprise spatiale de la colonisation sur la ville est lue tant dans le contexte du premier plan colonial de modernisation urbaine, qui fait s’articuler les espaces modernisés autour du port, qu’au travers de l’évolution du marché immobilier et d’une identification des enjeux fonciers. L’auteur s’intéresse cependant aussi aux flux migratoires (Italie, Malte, Égypte) alimentant le secteur du bâtiment et des travaux publics, au contrôle des revendications ouvrières et à l’émergence d’une attitude de médiation avec les notables libyens propriétaires. Le monde des ouvriers travaillant au chantier du port est vu sous l’angle de leurs difficiles conditions de travail et de logement ainsi que de la surveillance qu’exerçait sur eux la police coloniale. Par une véritable sociologie historique du monde de la propriété foncière et immobilière, le livre propose aussi une vision des procédures d’expropriation mais aussi d’achat, qui, loin d’être irénique tant il est clair que la répression coloniale se poursuit, permet l’émergence d’une lecture à l’échelle micro.

Au sujet des années 1920, une attention particulière est portée aux politiques de logement social pour les colons italiens. Elle s’inscrit dans la suite de considérations sur la manière dont les premiers colons et administrateurs coloniaux s’étaient logés en s’insérant dans le tissu existant, sous diverses modalités, de l’éviction à la location. Les débats entre administrateurs coloniaux sur place et leur tutelle à Rome au sujet de la construction de logements sociaux sont décryptés dans le cadre de l’évolution de la perception par les autorités de la question ouvrière en contexte colonial : « la figure de l’Italien pauvre rejoint ainsi celle de l’indigène comme élément potentiellement dangereux de la société coloniale » (p. 279). François Dumasy opère ainsi une tentative de spatialisation de la pauvreté ainsi qu’une analyse précise et originale des diverses initiatives dans le domaine du logement et de l’encadrement des classes populaires, ainsi qu’une lecture des relations entre les propriétaires libyens, qu’ils soient de confession juive ou musulmane, et leurs locataires italiens. Les atermoiements des autorités quant à une intervention publique dans le domaine de l’immobilier et les choix successifs en matière de logement social permettent de construire une narration de l’évolution urbaine au-delà de la simple chronologie des plans d’urbanisme.

L’image de la ville coloniale est par ailleurs analysée sous l’angle d’une histoire sociale des plages et des cafés. Les lieux sont décrits en tant qu’espaces dans lesquels se déploie et se donne à voir un ordre colonial, avec ses codes, ses hiérarchies et ses frontières. Dans le contexte d’une prégnance forte des violences sexuelles en contexte colonial, François Dumasy étudie comment évolue la perception de cette question par les autorités. Il apporte aussi de nombreux éléments à une histoire sociale des mesures coloniales d’encadrement et de régulation de la prostitution. D’une manière générale, ce livre offre ainsi de nombreux éclairages nouveaux sur l’interprétation des rapports entre le pouvoir colonial, une société en constante évolution et l’espace urbain. Le moment de l’émergence du sionisme en Libye coloniale est ainsi analysé quant à ses conséquences pour un pouvoir italien qui craint, au tout début des années 1920, une alliance, dans une potentielle révolte anti-italienne, entre sionistes et nationalistes arabes. Pour la période post-1922, la lecture de l’affirmation d’un ordre fasciste en contexte colonial bénéficie elle aussi d’un examen sous différents aspects : politique et gouvernance certes, répression, mais aussi inflexion dans les comportements urbains.

François Dumasy est parvenu pour cette étude à rassembler et à interpréter de manière stimulante un corpus d’archives original et cohérent. Manque certes une approche au travers de sources produites par la population colonisée, qui aurait permis, lorsque cela était possible, d’appréhender davantage les sensibilités locales, les résistances à l’échelle du quotidien ou parfois des logiques de composition. Mais le recours abondant à des archives coloniales de diverses natures ainsi que la lecture attentive de nombreux journaux d’époque permettent à l’auteur de construire une démonstration qui donne du corps à la société étudiée.

Pour les études d’histoire sociale portuaire, ce livre constitue ainsi un repère important, tant par sa méthode que par ses interprétations, qui n’éludent pas l’horreur de l’emprise coloniale tout en mettant en relief les caractéristiques et les mécanismes de l’émergence d’une société complexe.

Nora Lafi


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Notes de lecture de la revue Le Mouvement social (18 janvier 2025). François Dumasy, Tripoli coloniale. Histoire sociale et économique d’une ville sous domination italienne. Le carnet du Mouvement social. Consulté le 24 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/133vc


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