Vincent Bourdeau, Le marché et le mérite.Léon Walras (1834-1910) et l’économie politique républicaine en France.
Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Histoire », 2023, 336 p.
Libéralisme, néolibéralisme, ultralibéralisme : autant de termes qui ont pris depuis quelques décennies une charge de plus en plus péjorative dans les discours publics, à gauche comme à droite de l’échiquier politique. Parmi les motifs à cette hostilité croissante, soulignés par Vincent Bourdeau, figure la contradiction croissante entre la promesse égalitaire inscrite dans la devise républicaine et le système de justification des inégalités par le mérite propre des individus.
Dans ces conditions, il paraît intéressant de se pencher sur les travaux de celles et ceux qui ont pensé l’articulation entre économie de marché et institutions républicaines, entre des notions que nous jugeons parfois antagonistes comme égalité, marché ou concurrence. Jean Garrigues avait exploré la constellation d’hommes politiques, férus d’économie, mariant doctrine libérale, engagement républicain et sens des affaires réunis dans le « centre gauche1 ». Vincent Bourdeau propose une exploration un peu similaire – comment concilier économie libérale et valeurs républicaines – mais centrée sur le milieu des économistes, et plus spécialement ceux qui tentent de combiner liberté individuelle et construction d’une société solidaire.
L’approche choisie se place sous le patronage de travaux nord-américains, en particulier les publications de Sudhir Hazareesingh, Philip Pettit, John Pocock, Quentin Skinner, abondamment mobilisés. Cela conduit l’auteur à donner une nette prééminence aux idées sur les événements, les contraintes du réel, les compromis institutionnels comme éditoriaux, l’opinion publique ou les manifestations politiques et électorales.
Le milieu étudié est saisi à partir de la figure de Léon Walras (1834-1910), l’un des acteurs de ce que l’on a appelé la « révolution marginaliste », laquelle modifie en profondeur la science économique en distinguant les « classiques », héritiers de l’économie politique d’Adam Smith ou Jean-Baptiste Say, des « néoclassiques ». Ces derniers sont adeptes des méthodes mathématiques de Stanley Jevons, Carl Menger ou Léon Walras, et fondent leur analyse sur le comportement modélisé d’un acteur type – l’homo œconomicus – et non sur des interactions entre individus et institutions.
Walras, comme on sait, et malgré sa célébrité, n’a jamais pu faire carrière en France : c’est depuis Lausanne qu’il a contribué au renouvellement de la science économique et pesé sur les grands débats de son temps. Or, Walras n’est pas seulement le thuriféraire de l’équilibre de marché par la concurrence pure et parfaite : il défend également la propriété publique de la terre et le contrôle public des monopoles au nom d’une conception exigeante de la République. Par ailleurs, dans un intéressant paradoxe, l’individualisme méthodologique de l’économie néoclassique walrassienne se combine avec une réflexion approfondie sur la sociétisation des activités économiques, et de manière plus générale le rôle de l’association. Cette tension épistémologique, bien qu’abordée de manière approfondie, n’est pas véritablement résolue dans l’ouvrage.
L’objectif principal de Vincent Bourdeau consiste en effet dans la démonstration que l’économie de Walras ne se limite pas à une construction conceptuelle, mais qu’elle découle de choix éthiques et idéologiques qui l’amènent à élaborer une économie républicaine. L’élaboration de cette dernière est reconstruite à travers les dialogues intellectuels de Walras avec son propre père, Auguste Walras, et un cercle intellectuel dans lequel il puise arguments et références, pour s’en inspirer ou s’en distinguer et bâtir ainsi une synthèse originale. Walras s’efforce d’y combiner égalité des chances, et donc indétermination des trajectoires individuelles autrement que par le mérite, et construction d’un État solidaire. Les fondations de cet État reposent moins sur un contractualisme volontaire, hobbesien ou rousseauiste, que sur la reconnaissance d’un fait collectif délimitant un champ d’action propre irréductible à l’individu, mais indispensable à l’épanouissement et à la liberté de ce dernier. Walras renvoie ainsi dos à dos ceux qui privilégient le collectif aux dépens des droits individuels, au nom de l’égalité, comme ceux qui n’envisagent la société que comme le résultat d’une harmonie spontanée entre individus, au nom de la liberté.
Ce travail d’archéologie intellectuelle, de recherche d’une synthèse entre liberté et égalité dont résulte notamment la notion de mérite, suivant une interprétation du célèbre aphorisme saint-simonien, « À chacun selon ses capacités, à chaque capacité selon ses œuvres », forme le cœur de l’ouvrage et son aspect le plus stimulant. La formation philosophique de Vincent Bourdeau, sa capacité à déconstruire les concepts et à les situer rigoureusement les uns par rapport aux autres est ici très éclairante. Vincent Bourdeau organise ainsi autour de Walras une « chambre d’écho » de ses idées et de ses positions. Y figurent ceux dont il combat tout ou partie des idées, c’est-à-dire les socialistes et les « Économistes » orthodoxes qui contrôlent la science économique française, et ceux dont il s’inspire, comme Étienne Vacherot, Charles Renouvier, Georges Renard, Charles Secrétan ou Charles Gide, ou sur qui il s’appuie, notamment Louis Ruchonnet (politique vaudois) et Jules Simon.
Les contreparties à ce travail conceptuel, notamment du point de vue du lecteur historien, sont pourtant sévères. L’ouvrage est d’abord extrêmement répétitif : de page en page, de chapitre en chapitre, les mêmes explications reviennent, alourdissant considérablement la lecture et la longueur du texte. Les reformulations des propos des auteurs étudiés sont parfois, par souci de rigueur conceptuelle, difficilement compréhensibles, au point que l’on souhaiterait comprendre par quels processus les termes du XIXe siècle ont été traduits dans le langage conceptuel du XXIe siècle. La biographie même de Walras, comme celle des acteurs de cette histoire intellectuelle étirée sur un gros demi-siècle, est dispersée au fil de l’ouvrage, et se présente davantage sous la forme d’anecdotes ponctuelles, dont l’interprétation apparaît de ce fait difficile, que sous celle d’une charpente historique. Le groupe des « Économistes », incarné par Coquelin, Garnier, Courcelle-Seneuil ou Puynode, est excessivement homogénéisé et devient une sorte de repoussoir : non seulement leurs désaccords sont gommés, mais l’existence d’économistes en dehors de ce groupe dominant, appuyé sur l’éditeur Guillaumin, est passée sous silence. Or, il existe une tradition économique, que l’on pourra qualifier d’hétérodoxe, bien vivante au cours du siècle, à commencer par Sismondi, qui a fait le chemin inverse de Walras, de la Suisse vers la France, et qui pose une question proche : comment concilier la prospérité de tous avec la réussite éclatante de quelques-uns.
Enfin, les notions de mérite et de méritocratie, centrales dans l’introduction et la conclusion, sont quasiment absentes du reste de l’ouvrage et la conclusion sur le problème posé par le « transclassisme » semble totalement étrangère aux développements précédents. On notera du reste que ce transclassisme est lu à sens unique (le passage d’une position sociale inférieure héritée à une position sociale supérieure méritée), alors que l’une des angoisses du XIXe siècle, depuis Bonald jusqu’aux « libéraux » d’après la défaite contre la Prusse, est le déclassement, soit une autre forme de transclassisme. Cette peur justifie chez Bonald l’idée que, quoi qu’il advienne, une société ne peut se maintenir sans susciter une aristocratie et explique la célèbre phrase d’Émile Boutmy justifiant la création de l’École libre des sciences politiques en 1871 : « Contraintes de subir le droit du plus nombreux, les classes qui se nomment elles-mêmes les classes élevées ne peuvent conserver leur hégémonie politique qu’en invoquant le droit du plus capable. Il faut que, derrière l’enceinte croulante de leurs prérogatives et de la tradition, le flot de la démocratie se heurte à un second rempart fait de mérites éclatants et utiles, de supériorités dont le prestige s’impose, de capacités dont on ne puisse se priver sans folie2. »
Mais le défaut le plus problématique, aux yeux de l’historien, reste la lecture trop « idéelle » de l’histoire qui se dessine dans l’ouvrage. Certes, l’histoire est faite d’idées, et comme l’écrivait Pascal Ory, « L’homme ne vit pas seulement de pain. Il lui faut aussi le pain des rêves, le jeu de l’imaginaire, l’illusion et ses revers, tout ce qu’on désigne par ce mot aujourd’hui si controversé : la culture ». Mais comment le cercle intellectuel dans lequel évolue Léon Walras a-t-il été délimité ? Pourquoi avoir choisi ces auteurs et non d’autres ? Comment – au-delà des mentions dans la correspondance de Walras3 – jauger de la réception d’un texte, de l’importance d’une controverse et de sa postérité ? Pourquoi ne pas repérer dans la presse, dans les discours électoraux, dans les débats parlementaires, les échos et les variantes des débats auxquels Walras se mêle ?
L’élaboration idéologique à laquelle se livre Walras ne se déroule pas dans l’isolement d’un cabinet coupé des bruits du monde. Or, lorsque ces bruits du monde sont évoqués, la lecture qui en est faite pose problème. Un exemple apparaît particulièrement frustrant à cet égard : la réduction de l’adoption de la loi de 1867 sur les sociétés de capitaux à la seule question des sociétés de crédit. Cela paraît problématique au moins à deux titres. D’une part, les grands établissements de crédit ont tous été fondés avant 1867 – et la France était fort loin de manquer de banques à cette date ! D’autre part, le droit des sociétés et de l’association en général ne doit pas être réduit à la seule alternative entre partis politiques et firmes, et la loi de 1867, à peine adoptée, a été vigoureusement dénoncée : elle figure même au cœur des contestations contre la république « des affaires » à partir des années 1880, en lien avec les grands scandales financiers de l’époque. De manière plus générale, la question du crédit, envisagée sous la seule forme abstraite de la confiance, reste à peine esquissée. C’est d’autant plus curieux que le lien entre « crédit » et « mérite » est particulièrement pertinent, notamment dans les nombreuses tentatives de création de mutuelles ou de coopératives de crédit. Les intentions de départ de la Caisse d’escompte des associations populaires de consommation, de production et de crédit, créée par Léon Walras et Léon Say, sont indiquées en termes très généraux et l’on ne sait pas vraiment quels enseignements Walras a tirés de son rapide échec. Pourtant, à la suite de cette expérience4, Léon Say a continué à soutenir le principe de la coopération de crédit, lequel s’épanouit dans les années 1890 avec l’appui de l’État républicain ; mais qu’en pensait Walras ?
Cet ouvrage intéressera donc particulièrement celles et ceux qui s’interrogent sur les multiples voies par lesquelles intellectuels et artistes associent et combinent des idées, des valeurs, des concepts qui peuvent sembler, au premier abord, incompatibles et contribuent ainsi à étendre les frontières des possibles. On peut espérer qu’il contribue aussi à une relecture de l’économie walrassienne, au-delà de sa réduction à une pure mécanique d’atomes égoïstes et maximisateurs, restituant sa part d’utopie.
Patrice Baubeau
- Jean Garrigues, La République des hommes d’affaires (1870-1900), Paris, Aubier, 1997. ↩︎
- Lettre d’Émile Boutmy à Ernest Vinet, du 25 février 1871, accessible sur Wikisource ↩︎
- L’auteur écrit ainsi « La correspondance de Léon Walras est un bon indice de la réception du livre [de Vacherot] », p. 213. ↩︎
- Lucette Le Van-Lemesle, « Une expérimentation sociale. La Caisse d’escompte des associations populaires de consommation, de production et de crédit, 1865-1868 », in Olivier Feiertag et Isabelle Lespinet-Moret (dir.), L’économie faite homme. Hommage à Alain Plessis, Genève, Librairie Droz, 2010, p. 415-422. ↩︎
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Notes de lecture de la revue Le Mouvement social (16 février 2025). Vincent Bourdeau, Le marché et le mérite.Léon Walras (1834-1910) et l’économie politique républicaine en France. Le carnet du Mouvement social. Consulté le 20 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13brd