Gilles Vergnon, Changer la vie ? Le temps du socialisme en Europe de 1875 à nos jours.
Paris, Gallimard, « Folio », 2024, 592 p.
Dans les années 1970, l’historien Jacques Droz dirigea une Histoire générale du socialisme. Cette synthèse remarquable n’a jamais été remplacée, même si depuis ont été publiés plusieurs livres consacrés à un aspect particulier de l’histoire du socialisme en Europe. Signalons également la parution récente de l’Histoire globale des socialismes (XIX-XXIe siècle)1 qui, outre ce courant, présente l’anarchisme et le communisme à travers trois entrées : les mots, les moments et les figures.
Gilles Vergnon livre une somme remarquable sur le socialisme. Ce courant politique a existé essentiellement sur le Vieux continent, même si le socialisme britannique a eu des « greffons » en Australie et en Nouvelle-Zélande, et si l’Argentine, le Chili, le Canada et le Japon un moment ont eu des partis socialistes. En revanche, le socialisme resta toujours limité aux États-Unis, ce qui est paradoxal pour un pays symbole de l’économie capitaliste et où les effectifs ouvriers furent particulièrement puissants. La synthèse de Gilles Vergnon s’ouvre avec les débuts des partis socialistes – la naissance du SPD en Allemagne en 1875 – et s’achève aux années les plus récentes. Elle montre comment le socialisme s’est développé avec une grande diversité dans les pays industrialisés d’Europe durant le XXe siècle et comment il a façonné leur visage politique, social et culturel. Le socialisme s’est distingué de son frère ennemi, le communisme, dans le temps et dans l’espace. Le communisme s’est déployé à l’échelle mondiale à partir de 1920, soit un demi-siècle après son rival, mais, à de rares exceptions, il n’a pas survécu à l’implosion du « camp socialiste » en 1989-1991.
Cette histoire du socialisme s’organise à partir de quelques grandes lignes. Tout d’abord, ce courant se développe au sein d’un capitalisme qui privilégie le modèle de la grande industrie « fordiste » après 1918, avant d’atteindre son apogée à partir de 1945 durant les « Trente glorieuses ». La grande entreprise rassemble des millions de personnes, aux origines très variées et régis par une discipline organisant le travail en commun. Tous ces éléments expliquent la constitution d’un mouvement ouvrier dont le socialisme est l’une des expressions principales, avec postérieurement le communisme. Ensuite, à partir des années 1880, se développe un État national, bientôt capable de réguler une économie de marché reposant sur une base également nationale qui coïncide grosso modo avec l’espace économique. Conséquence de la grande crise de 1929, le « capitalisme sous surveillance » qui triomphe sur l’ensemble de l’Europe occidentale après 1945 permet le succès des socialistes. Il est symbolisé par le « modèle suédois », construit sur le compromis social entre un capitalisme national dirigé par un petit groupe de familles à la tête d’importants groupes industriels et un mouvement syndical centralisé lié à la social-démocratie. Par ailleurs, les socialistes ont repris à leur compte une croyance fondamentale des sociétés dans lesquelles ils évoluaient, celle d’un progrès indéfini : héritée de la Révolution française, cette idée était largement répandue en Europe à la fin du XIXe siècle. Enfin, la culture de l’écrit – le livre, le journal, la brochure – a eu très tôt et une grande place chez les socialistes et elle devait la conserver longtemps.
À partir de ces éléments, Gilles Vergnon distingue quatre grandes périodes dans l’histoire du socialisme. Vient d’abord « le temps de l’Internationale », qui va de la fin du XIXe siècle jusqu’en 1914. Loin de se limiter à une histoire des partis et de leurs débats – réforme ou révolution, avec notamment la crise « révisionniste » autour d’Eduard Bernstein –, ce livre consacre une grande attention à leur attitude face au colonialisme et à la guerre. Il montre aussi combien la contre-culture socialiste, liée à la croyance dans le progrès, est partagée par l’ensemble des partis socialistes. Cette contre-culture établit également des liens avec les mouvements féministes ; aussi, les femmes prennent une place croissante dans le mouvement socialiste. Une deuxième période, « le temps des tumultes », allant de 1919 à 1945, s’organise autour de quatre grandes problématiques : le schisme des socialistes avec le communisme ; leur apprentissage de l’exercice du pouvoir qui constitue pour eux une rupture avec la période antérieure ; l’action à mener contre le fascisme et les états autoritaires à partir des années 1930 ; et, enfin, la lutte contre la marche à la guerre puis durant cette dernière à partir de 1940. Une troisième période s’étend de 1945 aux années 1980. À la Libération, le socialisme semble être le « maître de l’heure », mais la guerre froide vient bientôt tempérer cet enthousiasme. Cependant, les socialistes prennent une place active à la construction européenne à partir de 1957. Ils connaissent également le succès en Europe du Nord, symbolisé par le « modèle suédois », puis jouent un rôle important en Allemagne, en Autriche et en Grande-Bretagne à partir du milieu de la décennie 1960 jusqu’aux années 1980. Durant cette période, leur influence est limitée en Europe du Sud – Espagne, France, Grèce, Italie, Portugal –, où ils accéderont au pouvoir dans la décennie suivante.
Depuis quatre décennies, et en particulier depuis l’implosion du « camp socialiste » en 1989-1991, est venu « le temps des doutes », la dernière période de l’histoire du socialisme. Les bases sur lesquels il reposait, en particulier en Europe occidentale, se délitent. Tout d’abord, l’influence des partis socialistes ne cesse de décliner au sein du monde ouvrier que ces derniers délaissent de plus en plus, car ils consacrent une attention croissante aux questions sociétales : cette évolution les éloigne de l’électorat populaire. Elle traduit l’épuisement d’un modèle social-démocrate dont l’ensemble des bases – économiques, sociales, politiques et culturelles – deviennent de plus en plus obsolètes. Le capitalisme industriel cède peu à peu la place à un capitalisme financiarisé et mondialisé, soumis à des dirigeants résidant à des milliers de kilomètres et détenteurs de capitaux extrêmement volatiles. Ce nouveau capitalisme laisse peu de place au compromis social, comme le montre la baisse continue des taux de syndicalisation, y compris dans les pays où la social-démocratie était forte. Cette tendance est aggravée par la progression rapide des emplois de services gérés par l’informatique qui mettent fin aux gros bataillons ouvriers des décennies 1930-1980. La croyance en un progrès indéfini est remise en cause par la découverte des limites de la croissance, dans un monde où l’on a pris conscience du fait que les ressources ne sont pas inépuisables, ainsi que par les exigences de la transition écologique. Si Rosa Luxembourg posait en 1915 la question « Socialisme ou barbarie ? », l’immense majorité des socialistes crurent pendant longtemps aller dans le sens de l’histoire, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. Enfin, la culture de l’écrit, qui fut longtemps celle des socialistes, est remplacée aujourd’hui par l’ordinateur, le téléphone portable et Internet, ce qui a entraîné dans de nombreux pays la disparition d’organes de presse souvent anciens, remplacés par la presse numérique.
Avec prudence, Gilles Vergnon avance quelques perspectives. Tout d’abord, il envisage une disparition pure et simple du socialisme qui laisserait place à une gauche sans lui, à l’image de ce qu’elle fut pendant la plus grande partie du XIXe siècle. De façon moins pessimiste, il émet l’hypothèse d’une régénération du socialisme dans les pays où son implantation se maintient. Toutefois, ce renouveau est peu probable à l’échelle du Vieux continent, en raison de la grande diversité des partis qui se réclament du socialisme. On retrouve ici un apport fondamental du livre de Gilles Vergnon : il présente une histoire véritablement européenne des partis socialistes durant un siècle et demi. À l’heure où « l’Europe » a pris une telle importance, il convenait d’en mesurer toute la dimension dans l’histoire de ce courant. Or, si un très grand nombre de travaux ont été consacrés dans chaque pays au socialisme, aucune synthèse à l’échelle du Vieux continent, répétons-le, n’a été réalisée depuis un demi-siècle. Et l’on doit se demander enfin dans quelle mesure les difficultés actuelles de l’Europe ne reflètent pas, au moins partiellement, celles du socialisme.
Gilles Vergnon n’hésite pas à remettre en cause bien des idées reçues. Ainsi, il s’élève contre une idée trop répandue aujourd’hui selon laquelle la Sécurité sociale aurait été une « grande conquête ouvrière ». Si l’unanimité existe sur le fait que cette réforme a été un immense progrès, il relève, à juste titre, le peu d’attention que lui accordèrent à sa création les socialistes et les communistes ; tous deux s’intéressèrent bien davantage aux nationalisations. Dans un autre ordre d’idées, Gilles Vergnon rappelle le « rare niveau de détestation » d’une génération entière de militants de gauche à l’égard de Guy Mollet, en raison de l’échec cuisant de sa politique algérienne. Mais il note aussi que, jugé à l’aune du socialisme traditionnel, le bilan de Guy Mollet est malgré tout honorable : troisième semaine de congés payés, fonds de solidarité pour les retraités, négociation du traité de Rome créant le Marché commun.
Ce livre est écrit dans un style limpide qui rend sa lecture aisée. Il repose sur une érudition impressionnante, les références bibliographiques occupant une centaine de pages. Aussi, à l’heure où le socialisme est, en France comme en Europe, l’objet de bien des interrogations, on ne saurait trop recommander la lecture de ce livre : s’il ne peut apporter de réponse à toutes questions qui se posent aujourd’hui au socialisme, il fournit les éléments indispensables pour y réfléchir.
Michel Dreyfus
- Sous la direction de Jean-Numa Ducange, Razmig Keucheyan et Stéphanie Roza, Paris, PUF, 2021. ↩︎
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Notes de lecture de la revue Le Mouvement social (16 février 2025). Gilles Vergnon, Changer la vie ? Le temps du socialisme en Europe de 1875 à nos jours.. Le carnet du Mouvement social. Consulté le 26 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13bre