Ressources numériques en sciences humaines et sociales OpenEdition Nos plateformes OpenEdition Books OpenEdition Journals Hypothèses Calenda Bibliothèques OpenEdition Freemium Suivez-nous

Charles Keith, Subjects and Sojourners: A History of Indochinese in France.

Oakland, University of California Press, 2024, 383 p.

L’ouvrage explore l’histoire des populations indochinoises (comprenant le Vietnam, le Laos et le Cambodge) en France. L’auteur examine les processus de colonisation, de migration ainsi que les interactions culturelles et sociales entre les Indochinois et les Français, en s’appuyant sur le concept d’« État national impérial » développé par Gary Wilder1. À travers une approche à la fois historique et thématique, Keith met en lumière les dynamiques complexes qui ont façonné les expériences des Indochinois en métropole, depuis la période coloniale jusqu’à la période postcoloniale.

L’ouvrage est une contribution significative à l’histoire des migrations et des relations coloniales entre l’Indochine française et la France métropolitaine, explorant les dynamiques complexes de la migration indochinoise. Keith, reconnu pour ses travaux sur le Vietnam contemporain, offre une analyse détaillée et nuancée des expériences des Indochinois en France, en mettant en lumière divers thèmes, tels que l’intégration, les politiques coloniales et les relations interpersonnelles entre les migrants indochinois et la société française. C’est une ressource précieuse pour comprendre les impacts de la colonisation française sur les populations indochinoises et leurs descendants en France.

Le livre est structuré de manière chronologique et thématique, permettant de suivre l’évolution des relations entre Indochinois et Français au fil du temps. Chaque chapitre aborde une période clef ou un thème central de cette histoire.

En étudiant la période coloniale (année 1860-1940), Keith analyse comment la colonisation française a favorisé les premières migrations indochinoises vers la France. Il s’intéresse aux motivations des migrants, à leurs conditions de vie et aux politiques coloniales qui ont influencé leurs parcours. Durant cette période, environ 200 000 Indochinois ont séjourné en France, dont 120 000 recrutés pour les deux guerres mondiales, avant de retourner en grande majorité dans leur pays d’origine. L’auteur s’attarde notamment sur les premières arrivées, motivées par des missions catholiques dès 1687, bien avant la conquête de l’Indochine par la France. Puis viennent ensuite les raisons d’ordre politique, comme lorsque Nguyễn Ảnh, futur empereur Gia Long, avec l’appui de l’archevêque Pigneau de Behaine, demande l’aide du roi Louis XVI afin de l’aider à reprendre son trône occupé par les frères Tay Son en 1787.

La conquête française (1858-1907) vient accélérer le processus d’émigration indochinoise en France. Les expositions, les associations ainsi que les écoles scientifiques françaises attiraient beaucoup d’étudiants indochinois, qui avaient souvent une perception idéaliste de la France. Les privilégiés ainsi que les élites firent des séjours en France, comme les visites organisées pour le roi du Cambodge Norodom en 1893 et l’empereur vietnamien KhảiĐinh en 1922, entourés par les gouverneurs Pierre Pasquier et Albert Sarraut. Ceci permit de mettre la main sur l’éducation et la formation du fils de KhảiĐinh, Vinh Thuy, qui monta sur le trône en 1925 à l’âge de 8 ans, sous le nom de Bảo Đại.

La Première Guerre mondiale fut l’élément déclencheur d’une arrivée massive d’Indochinois en France afin de soutenir l’effort de guerre. Charles Keith reprend ainsi les travaux d’historiens comme Henri Eckert2 et Mireille Le Van Ho3. Plus de 40 000 Indochinois enrôlés en tant que tirailleurs, ainsi que 50 000 travailleurs, arrivent en France à partir de 1916. Les tirailleurs soutiennent les forces françaises en tant que brancardiers, transporteurs et ravitailleurs. Quelques milliers d’entre eux combattent sur le front aux côtés des soldats français. Les travailleurs remplacent les ouvriers français partis au front.

La Seconde Guerre mondiale reprend en grande partie le même schéma que la première. Ainsi, 7 000 tirailleurs indochinois accompagnés de 20 000 travailleurs en qualité d’ONS (ouvriers non spécialisés) traversent pour la deuxième fois la moitié du globe pour venir participer à l’effort de guerre français. Charles Keith met également en lumière les difficultés d’une traversée d’environ quarante jours, s’appuyant sur des témoignages, tels que ceux de Nguyen Van Thanh4 et Lê Huu Tho5, ainsi que sur les recherches de l’historienne Liêm-Khê Luguern6.

L’auteur aborde ensuite la décolonisation (1945-1954) et ses effets sur les Indochinois en France, ainsi que les mouvements de retour et de réinstallation. Presque tous les Vietnamiens retournèrent au Vietnam. Ils firent des rapports aux souverains pour promouvoir la modernisation, mais quelques-uns furent réprimandés, démis de leurs fonctions ou démissionnèrent. Phạm Phú Thứ fit un rapport formel très détaillé sur les pays occidentaux.

Les connexions françaises ont permis de structurer le communisme vietnamien. La France fut le berceau du développement des tendances stalinistes et trotskystes et de leurs fractures qui se sont concrétisées en Indochine en 1945. En octobre 1945, la République démocratique du Vietnam (RDV) nomma une commission qui devait guider les principes démocratiques, nationaux et scientifiques de l’éducation. 80 % des Indochinois étaient diplômés des universités françaises. Certains devinrent des personnages importants de l’éducation supérieure de la RDV, tels que Nguyễn Văn Huyên, ministre de l’Éducation et architecte de l’Université nationale, ou Ngụyễn Như Kontum, ministre de l’Enseignement secondaire et recteur de l’Université générale de Hà Nội.

Certains Vietnamiens retournèrent en France pour approfondir leurs connaissances. Keith illustre l’importance des séjours des Indochinois en France et leurs impacts sur la société indochinoise, tout en reflétant les défis personnels et professionnels que ces individus ont affrontés. Des diplômés des universités françaises furent des professeurs dans les écoles d’élite. Les Vietnamiens de retour de France étaient très qualifiés dans les disciplines scientifiques et en médecine : sur les 252 doctorats en médecine, 112 furent réalisés en France. Ils occupèrent des places importantes et furent des spécialistes éminents : Nguyễn Xuân Nguyên (mycoses), Hoàng Trí (épidémiologie), Đẵng Vũ Hỷ (maladies vénériennes), Trần Quang Đệ (anatomie), Phạm BáViên (urologie), Nguyễn Văn Hương (typhus),Hoàng Gia Hợp (anesthésie). Les voyages ont été racontés par plusieurs écrivains dans leurs journaux. Certains y décrivent des séjours peu plaisants – comme dans le journal de Tung Huong – et des situations matérielles difficiles – comme Nguyen Công Tiêu et Nguyên Tiên Lang, ou Dao Trinh Nhât sous le nom de plume de Pham Vân Anh –, ou la situation pendant la guerre de 1940 – comme Pham Duy Khiêm.

Subjects and Sojourners s’impose comme une référence pour l’étude des migrations et des relations coloniales entre la France et l’Indochine. L’une des forces majeures de l’ouvrage réside dans la diversité de ses sources et la rigueur de son analyse. Keith mobilise une large gamme de documents d’archives, de témoignages personnels et de recherches secondaires pour offrir un récit riche et nuancé. Toutefois, l’ouvrage présente certaines limites. Le fait que l’auteur ne soit pas un spécialiste de l’histoire de l’immigration en général mais plutôt de l’Indochine semble avoir influencé l’organisation de son ouvrage, notamment l’absence de synthèse sur les problématiques sociales centrales des processus migratoires. De plus, l’accent est mis sur les élites migrantes au détriment d’une analyse plus globale des travailleurs indochinois pendant les conflits mondiaux. L’ouvrage ne permet pas non plus de traiter de manière approfondie les processus migratoires dans leur continuité historique, les différents groupes étant parfois analysés de manière séparée, sans lien clair. Par exemple, les trajectoires des Indochinois requis comme travailleurs durant les guerres mondiales sont dissociées de l’exil politique de figures comme Ham Nghi, sans que l’auteur ne cherche à articuler ces deux formes d’exil. En dépit de ces critiques, Subjects and Sojourners constitue une base essentielle pour l’étude des Indochinois en France, ouvrant la voie à de futures recherches qui intégreront davantage les travaux français sur les migrations et les processus migratoires coloniaux. Soulignons également que Charles Keith, en tant qu’historien américain, offre une synthèse en s’appuyant essentiellement sur des travaux français. Il appartient désormais aux chercheurs de développer une vision plus complète et nuancée des dynamiques sociales qui sous-tendent cette histoire complexe.

Alexandre Peyrony


  1. Gary Wilder, The French Imperial Nation-State. Negritude and Colonial Humanism between the Two World Wars, Chicago, The University of Chicago Press, 2005. ↩︎
  2. Henri Eckert, « Les militaires indochinois au service de la France (1859-1939) », thèse de doctorat en histoire, Université Paris 4, 1998. ↩︎
  3. Mireille Le Van Ho, Des Vietnamiens dans la Grande Guerre. 50 000 recrues dans les usines françaises, Paris, Vendémiaire, 2014. [Lire le compte rendu] ↩︎
  4. Nguyen Van Thanh, Saïgon-Marseille, aller simple, Bordeaux, Elytis, 2012. ↩︎
  5. Lê Huu Tho, Itinéraire d’un petit mandarin, Paris, L’Harmattan, 1997. ↩︎
  6. Liêm-Khê Luguern, Les « travailleurs indochinois ». Étude socio-historique d’une immigration coloniale (1939-1954), Paris, les Indes savantes, 2021. [Lire le compte-rendu] ↩︎

OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Notes de lecture de la revue Le Mouvement social (9 mars 2025). Charles Keith, Subjects and Sojourners: A History of Indochinese in France. Le carnet du Mouvement social. Consulté le 15 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13fst


Vous aimerez aussi...

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

This site uses Akismet to reduce spam. Learn how your comment data is processed.