« La sueur et la poussière, une histoire environnementale des mondes du travail » : compte rendu du colloque de Toulouse, 19-21 juin 2024
Organisé à l’université de Toulouse Jean-Jaurès du 19 au 21 juin 2024, ce colloque est le fruit d’échanges entre le Réseau universitaire des chercheurs en histoire environnementale (RUCHE) et l’Association française pour l’histoire des mondes du travail (AFHMT). Comme l’ont indiqué en ouverture les organisatrices et organisateurs (Renaud Bécot, Romain Grancher, Judith Rainhorn, Solène Rivoal), l’idée de cette initiative croisée fait suite aux débats provoqués dans les premiers temps de la pandémie de Covid-19 autour de la catégorie de « travailleurs essentiels », exposés au risque de contamination pour répondre aux besoins fondamentaux de la société. Travailler en milieu pollué ou hostile, tel a donc été l’un des fils conducteurs de ce colloque riche d’une trentaine de communications, réparties en huit panels. Même si modernistes et contemporanéistes étaient majoritaires, chercheuses et chercheurs de toutes les périodes ont fait dialoguer des traditions scientifiques diverses, de l’histoire de l’énergie à celle des migrations, en passant par l’histoire des savoirs ou des empires. Malgré la volonté affichée par le comité organisateur de désoccidentaliser ces terrains de recherche, et le soutien d’un large comité scientifique international, les interventions ont essentiellement été proposées par des francophones et, dans une moindre mesure, par des collègues venus d’Amérique du Nord.
De la sueur et de la poussière, il en a d’abord été question dans des présentations portant sur l’engagement des corps au travail, qui ont permis de revisiter les enquêtes sur l’hygiène industrielle et la santé au travail par le prisme de l’histoire environnementale. La grande diversité des travailleuses et travailleurs a conduit à analyser leur rapport aux nuisances, les négociations autour de leur acceptabilité et plus généralement de leur légitimité, voire de leur légalité, en fonction de contextes socio-économiques et politiques variés. L’étude de la protection des ouvrières et ouvriers mais aussi des populations vivant autour des sites productifs et atteintes par les mêmes pollutions, débouche sur l’examen de la dimension ordinaire de l’exposition à des agents nocifs, tout en repérant les moments d’alerte qui témoignent du franchissement de seuils de tolérance. De manière plus spécifique, le temps de la catastrophe constitue un puissant révélateur des limites des dispositifs de sécurité ou des dysfonctionnements de la prévention, comme l’a montré Marc Élie à propos de la catastrophe survenue à Ouskemen, dans les confins de l’URSS, en 1990, ou encore sur le temps long du XVIIIe siècle, à travers les épisodes de crue autour d’Arles étudiés par Benjamin Bothereau et Raphaël Morera. À l’échelle des corps s’est également posée la question des collaborations animales, avec l’exemple des chevaux, des chiens ou encore des phoques, qui présentent une valeur économique et parfois affective, pour dépasser une vision anthropocentrée du travail. Penser le travail des animaux a conduit à s’interroger sur les sources mobilisées pour écrire ce type d’histoire, afin de restituer l’élaboration de normes professionnelles pour partie partagées par humains et non-humains, tout en se rendant attentif aux enjeux de la souffrance animale.
À travers de la diversité des formes de mise au travail, les communications ont permis d’insister sur l’exploitation humaine des ressources et leur valorisation, et de s’interroger sur la relation entre territoires et activités économiques. Qu’elles soient de nature minière, halieutique, sylvicole ou agricole, au cœur de la plupart des présentations, les ressources représentent un point de rencontre privilégié entre histoire économique et histoire environnementale. Envisager l’historicité de cette notion autorise à réévaluer son périmètre, ce que plusieurs contributions ont suggéré autour de la gestion des déchets et du recyclage. Claire Judde de Larivière a ainsi étudié le moment où, dans l’histoire de Venise, la fixation du site autour de 1500 entraîne la fin du réemploi d’un certain nombre de matériaux qui, dès lors, sont relégués au rang de « déchets » qu’il convient d’évacuer de l’espace urbain. Les milieux aquatiques, canaux, mers et océans, ont aussi été saisis comme des lieux de conquête et de domestication pour des activités humaines à travers plusieurs communications, ainsi que la conférence de Molly Warsh sur la pêche au thon. Parfois perçu comme une contrainte en raison de son caractère inhospitalier, l’espace lui-même peut être considéré comme une ressource, comme Pascal Marichalar l’a montré à propos de la montagne du Mauna Kea à Hawa’i, ou Nathalia Capellini sur l’Amazonie. Les enjeux du site testing ne sont pas exempts d’impacts sur les populations locales, dont les usages des lieux se trouvent marginalisés ou complètement interdits.
Le cadre impérial est propice à l’essor de formes de prédation et d’appropriation des ressources, notamment dans les régions situées en marge des pouvoirs centraux. Ces « périphéries extractives des empires », selon l’expression reprise par Jawad Dameur dans sa communication sur les forêts, sont marquées par des mécanismes d’appropriation de la nature et des ressources qu’elle produit à des fins d’exportation massives des matières premières, souvent vers les métropoles ou le cœur des empires. Ces processus, qui provoquent un appauvrissement de l’environnement, se traduisent par la soumission des populations locales d’un point de vue économique et politique, tout en tirant profit de savoirs et de pratiques autochtones souvent réévaluées par les entrepreneurs pour maximiser leurs profits, ainsi que l’ont suggéré Guillaume Gaudin et Jean-Paul Zuñiga autour de l’exploitation du bois dans l’empire espagnol. En bien des contextes, mettre en regard le statut des travailleurs, libres ou non, salariés ou pris dans diverses formes de domination, avec celui des territoires conduit à montrer que certaines catégories de travailleurs sont assignées aux lieux les plus risqués, comme les prisonniers étudiés par Jennifer Klein dans les zones polluées par l’industrie chimique autour du Mississippi.
Sueur et poussière sont enfin les témoins des conflictualités présentes au cœur des enjeux du travail. Les communications ont présenté des formes variées de prise de conscience environnementale donnant lieu à des mobilisations visant à permettre aux espaces de rester habitables ou à vaincre les contraintes propres aux lieux de travail (température, altitude, insalubrité…). La politisation des relations de travail, autour des questions de santé et de sécurité, a été étudiée à partir du cas des syndicats dont le rôle de lanceurs d’alerte a été soulignée dans les présentations d’Anaël Marrec et Séverine Misset sur la centrale thermique de Cheviré, de Bastien Cabot sur la mine de Salsigne ou encore de Marie Thirion sur Porto Marghera. Dans ces différents cas, les mobilisations ont aussi pour but de révéler les débordements industriels et leurs effets sur les populations. La question des imaginaires et des perceptions différenciées des territoires est productrice de tensions en fonction des échelles où l’on se situe, comme a pu le montrer Nathalia Capellini autour de l’Amazonie, à la fois « poumon vert » de la planète, région pétrolifère et forêt exploitée pour ses ressources localement. Face à ces représentations de l’espace et à ce qu’elles véhiculent, les communications ont été soucieuses de restituer la matérialité de la nature, parfois perçue comme indociles (unruly environments). Autour de la notion de « workscape », Anne Montenach a enfin pu revenir sur la manière dont les paysages alpins sont investis et façonnés par le travail des femmes à l’époque moderne, s’inscrivant dans des croisements nourris par une réflexion sur le genre.
En guise de bilan, ces dialogues entre travaux en histoire de l’environnement et en histoire du travail ont permis de revisiter tout un ensemble de catégories pour partie communes (nuisances, ressources, risques…) et de les situer dans une perspective décloisonnée. Parmi les points de convergence entre les différentes communications, les aspects juridiques, présents en filigrane de nombreuses communications, auraient pu également être davantage exploités pour montrer comment les usages du droit façonnent les manières d’envisager le travail ou l’environnement.
Une publication devrait prolonger les discussions riches et particulièrement fécondes de ce colloque qui s’est conclu par une réflexion sur les ressorts environnementaux du patrimoine industriel : une visite autour de l’ancien site d’AZF a ainsi été menée par Laure Teulières, Olivier Saint-Hilaire et Michael Llopart, auteur d’un ouvrage sur l’histoire de l’Office National Industriel de l’Azote. Le mémorial érigé en hommage aux victimes de la catastrophe du 21 septembre 2001 inscrit dans le paysage la volonté de ne pas oublier la violence de cet événement aux conséquences durables pour les populations toulousaines. Si les traces de l’industrie chimique ont apparemment disparu, les sols et les eaux conservent silencieusement son héritage toxique.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Charles-Antoine Wanecq (17 mars 2025). « La sueur et la poussière, une histoire environnementale des mondes du travail » : compte rendu du colloque de Toulouse, 19-21 juin 2024. Le carnet du Mouvement social. Consulté le 14 juin 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13hvl