Secundino Serrano, Maquis. Histoire des guérillas anti-franquistes.
Paris, Nouveau Monde Éditions, 2021, 512 p. Ouvrage traduit de l’espagnol par Pierre-Jean Bourgeat.
Si l’histoire de la guerre d’Espagne (1936-1939) est assez bien connue du public français, il en va autrement de ses prolongements lors du long après-guerre, marqué par la continuité d’un conflit armé qui ne s’est complètement éteint qu’au début des années 1960, plus de vingt ans après la fin officielle de la guerre civile. En effet, pendant de longues années, un mouvement de résistance armée s’est implanté dans les zones rurales et montagneuses de presque toutes les régions espagnoles, et s’il n’a concerné qu’un nombre relativement réduit de combattants (entre 6 000 et 9 000 pendant toute la période), il a impliqué un nombre bien plus important de personnes, entre collaboratrices de la guérilla, forces de l’ordre chargées de sa répression et victimes des uns et des autres, marquant de façon durable la vie quotidienne de dizaines de milliers de personnes dans les zones touchées par le conflit.
C’est cette histoire méconnue qui est racontée par l’historien Secundino Serrano dans ce livre, première synthèse à l’échelle nationale sur le sujet à être publiée en Espagne en 2001, dont cet ouvrage est la traduction française. Qu’il ait fallu attendre si longtemps après la mort, en 1975, du dictateur Franco pour voir paraître une monographie sur cette résistance armée au niveau national – puisque des études régionales existaient dès les années 1980, y compris écrites par l’auteur lui-même – en dit long sur son statut problématique dans l’Espagne démocratique. Serrano aborde dans son introduction la mémoire conflictuelle de cette guérilla, dont l’histoire fut d’abord écrite par des policiers et des militaires franquistes chargés de sa répression pour ensuite, déjà en démocratie, être surtout restituée par des historiens amateurs friands de récits héroïques et mythifiés. L’historiographie universitaire, elle, a longtemps boudé un sujet considéré comme difficile à aborder, du fait des sources dispersées dans des archives policières et militaires à l’accès restreint, voire impossible, mais aussi par son statut vu comme marginal au regard d’autres modalités plus efficaces et plus consensuelles de la résistance antifranquiste, telles que la résistance étudiante ou syndicale. Car, en effet, la résistance armée, appelée en Espagne la guerrilla ou el maquis, apparaît avec la distance comme une lutte déséquilibrée et déraisonnable, cantonnée dans des contrées isolées, vouée à un échec sanglant.
L’effort principal de cette remarquable synthèse – qui garde toute sa pertinence vingt ans après sa publication en Espagne – est justement de restituer à cette résistance antifranquiste son contexte et sa rationalité. S’appuyant à la fois sur les études régionales dont on disposait à la fin des années 1990, qui étaient déjà relativement nombreuses, et sur ses propres recherches sur le mouvement guérillero dans la Galice et le Léon, régions où ce mouvement fut particulièrement fort et bien organisé, Secundino Serrano trace les différentes étapes d’un mouvement qui, en réalité, naît comme réponse au coup d’État du 18 juillet 1936 et qui a sa raison d’être dans la répression extrêmement violente qui accompagna le déroulement de la guerre civile. En effet, l’objectif des généraux putschistes de 1936, outre la destruction de l’État et des institutions républicaines, était d’anéantir par la violence toute tentative de résistance : l’origine de ce qui deviendra postérieurement la résistance armée fut un réflexe de survie, qui porta des centaines de responsables politiques ou syndicaux, de militants, voire de simples sympathisants de gauche à fuir dans les montagnes environnantes. Ces groupes de « fuyards » furent présents dans presque toutes les régions occupées par l’armée rebelle dès le début de la guerre : avec le temps, certains deviendront des maquis de résistants armés. Le livre suit l’évolution de cette lutte armée en réussissant l’exploit d’établir une chronologie qui fonctionne au niveau national, tout en s’arrêtant sur les spécificités locales de chaque région. Car la guérilla antifranquiste fut avant tout un phénomène enraciné au niveau local, avec des évolutions et modalités différentes en fonction des endroits, même si elle fut aussi fortement conditionnée par le contexte national, voire international.
La chronologie établie par Secundino Serrano, et qui a par la suite été adoptée par les historiennes et historiens qui ont prolongé ses recherches, se déroule au long des chapitres et définit quatre grandes étapes de cette résistance, avec un épilogue qui décrit son extinction presque définitive. La première coïncide avec la guerre civile elle-même (1936-1939) : c’est l’époque des « fuyards » mais aussi des tentatives de l’Armée républicaine pour coordonner ces groupes dispersés et en faire une force capable d’agir dans les arrière-gardes franquistes, objectif qui ne fut atteint que très partiellement. Les années suivantes, de la fin de la guerre civile à la libération de la France en 1944, sont celles de la structuration des premières organisations de guérilla, jusqu’à la tentative avortée d’« invasion » à travers les Pyrénées organisée par le Parti communiste espagnol (PCE), qui en 1944 envoie à l’intérieur de l’Espagne une division de guérilleros ayant combattu dans la Résistance française. Si ces invasions pyrénéennes se sont soldées par un échec, elles ouvrent malgré tout une période marquée par l’espoir d’une intervention alliée, dans la logique de l’anéantissement du fascisme en Europe. Espoir de courte durée, car si l’isolement de Franco après 1945 est un fait, et s’il est exclu du nouvel ordre international d’après-guerre et en particulier de la nouvellement créée ONU, les puissances alliées déclarent dès 1946 sa volonté de ne pas intervenir dans le cours des événements politiques en Espagne. Les guérilleros sont désormais seuls et ne peuvent compter que sur leurs appuis locaux : suivront des « années noires » (1947-1949), marquées par une répression sans merci, qui s’abat autant sur les hommes armés du maquis que sur leurs soutiens dans les villages. La population rurale, et particulièrement les femmes, seront les victimes de cette répression qui compte anéantir le mouvement armé en s’en prenant à ses soutiens, aux familles des guérilleros et à toute personne suspecte de sympathiser avec le mouvement de résistance. C’est un véritable prolongement de la guerre civile qui se joue dans les campagnes espagnoles jusqu’à la fin des années 1940. Les dernières années se déclinent en une litanie de chutes et de massacres, qui marquent la fin du mouvement armé jusqu’à ce que les derniers survivants prennent le chemin de l’exil, entre 1949 et 1952. Il demeure un reste de mouvement armé en Catalogne, un réseau animé par des guérilleros anarchistes qui agit plutôt dans la ville de Barcelone et qui s’éteint à son tour avec la mort du dernier guérillero en activité, Ramon Vila Capdevila « Caracremada », abattu par la police en 1963.
Le livre de Secundino Serrano fait la part belle au récit et à la description de ce qu’on pourrait qualifier de l’épopée des vaincus de la guerre civile – ces vaincus qui ne se sont pas résignés à la défaite définitive. La difficulté d’établir les faits, de retrouver les noms des combattants, de restituer leurs histoires, explique cette volonté descriptive. Mais l’historien ne renonce pas pour autant à l’analyse et livre en même temps une histoire sociale de l’après-guerre en Espagne, des conséquences des politiques répressives et autarciques de la dictature sur la population rurale, des querelles internes qui ont continué à déchirer les communes espagnoles bien après 1939. Le mouvement armé est aussi décrit dans la complexité et l’hétérogénéité de sa composition politique, qui reflétait les différentes sensibilités politiques du Front populaire de 1936, dans son enracinement dans la population et aussi dans ses conflits internes, qui ont parfois conduit à des luttes fratricides et à des exécutions sommaires à l’intérieur même des groupes armés. Il s’agit, enfin, d’un ouvrage qui a marqué durablement l’historiographie de la guérilla antifranquiste et qui a contribué de manière notable à la faire connaître du grand public, ouvrant la voie à d’autres travaux qui ont ultérieurement avancé dans une analyse plus fine de ce mouvement de résistance, notamment à travers l’approche de l’histoire rurale qui enracine ce mouvement dans une conflictualité paysanne de longue durée1. Preuve de l’engagement de l’auteur dans un exercice de restitution mémorielle sans complaisance, l’édition française comporte en annexe deux précieux documents, des lettres ouvertes du guérillero Francisco Martinez López « El Quico », exilé en France en 1952, adressées à la direction du PCE dans les années 2010, dans lesquelles il dénonce non seulement le silence imposé par le PCE aux survivants, et le manque de reconnaissance mémorielle d’une lutte pour laquelle les guérilleros ont tout sacrifié, y compris leur vie et celles de leurs proches, mais aussi et surtout les exécutions sommaires ordonnées par la direction du Parti et dont furent victimes certains guérilleros qui n’acceptèrent pas la mise au pas que le PCE voulait imposer aux organisations de résistants. Enfin, même si la traduction française aurait pu être complétée par un épilogue rendant compte des dernières avancées de l’historiographie et des politiques mémorielles en Espagne (qui ont notamment beaucoup contribué à la reconnaissance des guérilleros comme des combattants pour la démocratie), l’ouvrage de Secundino Serrano reste un classique incontournable pour connaître l’histoire de cette résistance à la dictature de Franco et de celles et ceux qui, dans les mots de certains survivants, ont dû choisir entre « la montagne ou la mort ».
Mercedes Yusta Rodrigo
- Voir en particulier Mercedes Yusta, Guerrilla y resistencia campesina. La resistencia armada contra el franaquismo en Aragón, Saragosse, Prensas Universitarias de Zaragoza, 2003 ; Jorge Marco, Guerrilleros y vecinos en armas. Identidades y culturas de la resistencia antifranquista,Grenade, Comares, 2012 ; Arnau Fernandez Pasalodos, Hasta su total exterminio. La lucha antipartisana en España, 1936-1952, Barcelone, Galaxia Gutenberg, 2024. ↩︎
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Notes de lecture de la revue Le Mouvement social (21 mars 2025). Secundino Serrano, Maquis. Histoire des guérillas anti-franquistes. Le carnet du Mouvement social. Consulté le 14 juin 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13ju5