Ressources numériques en sciences humaines et sociales OpenEdition Nos plateformes OpenEdition Books OpenEdition Journals Hypothèses Calenda Bibliothèques OpenEdition Freemium Suivez-nous

Julie Pagis, Le prophète rouge. Enquête sur la révolution, le charisme et la domination.

Paris, La Découverte, « L’envers des faits », 2024, 352 p.

Dès sa parution, ce livre a été distingué au-delà du cercle des sciences sociales, pour la force du récit qu’il livre, les réflexions qu’il déploie à partir du cas présenté et la qualité de son écriture. Julie Pagis y analyse et interprète l’histoire d’un petit groupe maoïste ayant vécu au cours des années 1970 en banlieue parisienne. Fine connaisseuse de ce domaine de la sociologie politique, elle entrevoit une expérience singulière derrière sa façade passablement terne. Rompue à l’approche historienne, elle engage son exploration, multipliant avec ténacité et délicatesse les entretiens, levant les réserves de ses interlocutrices et interlocuteurs, et accédant à d’exceptionnelles archives de la vie interne du groupe.

L’enquête, en fait, s’avère double. Son volet principal porte sur la vie du collectif. L’intrigue, pour reprendre les termes de l’autrice, se résume grosso modo ainsi. En 1971, sept couples de militants, certains déjà maoïstes et d’autres qui le deviennent, décident de s’engager ensemble dans un projet d’avant-garde révolutionnaire, sous l’influence d’un militant qu’ils rencontrent, ouvrier espagnol, de quinze ans leur aîné, revenu récemment d’un séjour de trois ans à Pékin et crédité d’une expérience politique et sociale hors pair : Fernando. Eux-mêmes sont plutôt en âge de s’engager dans la vie active, pour la plupart après des études universitaires, et d’origines disparates : ingénieur, doctorant, employée ou ouvrier, fils ou fille de paysan pauvre, de grand bourgeois ou d’ouvriers espagnols républicains… Ils et elles s’engagent dans des enquêtes militantes au sein de foyers de travailleurs immigrés, et feront de même en été auprès de paysans savoyards puis dans le Portugal de la révolution des Œillets. Tous s’établissent en usine, à travers plus ou moins de péripéties au prix, pour certains, d’une rupture douloureuse avec un début de carrière épanouissant. En 1976, leur militantisme se radicalise, avec un emménagement communautaire dans un ancien couvent, lieu de vie qu’ils ouvrent aux travailleurs. L’engagement devient total avec l’organisation de repas partagés, la mise en commun des salaires, la réduction des biens personnels à la portion congrue et la création d’une crèche signifiant une collectivisation des enfants. La socialisation ouvrière et populaire, via la vie d’usine ou les initiatives d’ouverture au quartier (fêtes interculturelles, alphabétisation, accueil de familles immigrées) ne contrecarre pas la trajectoire de secte suivie par le groupe ; elle la freine tout au plus, la nourrit à l’occasion par les satisfactions obtenues.

Au cœur de cette évolution se trouve Fernando, qui anime et oriente la vie du collectif militant, en recourant avec maestria aux ressorts qu’offre la fascination pour la révolution chinoise et pour la théorie maoïste. Instrumentalisant à outrance la critique et l’autocritique, pratiquées de manière intensive, il instaure une emprise extrême sur les membres du groupe. Il la maintient même pendant plusieurs années à distance lorsque, s’étant installé au Portugal, il exerce son autorité pour l’essentiel de loin. La communauté est alors saisie de plus en plus intensément par des affrontements internes, ponctués de rééducations, d’exclusions, de fuites et de réintégrations, coups de théâtre qui en arrivent à mettre en question l’équilibre mental et même la vie de certains membres. Alors qu’un délitement s’amorce, Fernando effectue au début des années 1980 une de ses visites épisodiques, dissout ce qui reste du collectif et disparaît.

Éprouvant une curiosité de plus en plus forte pour la nature du pouvoir exercé par ce leader, Julie Pagis met au cœur de sa recherche la question du charisme en politique. Mais, reprenant les analyses sur le sujet, en particulier celles de Weber, elle les amende. Sans ignorer les attributs personnels dont peut disposer le leader, elle refuse de les essentialiser, et entend y voir avant tout l’effet d’une co-construction à parts égales entre lui et ses fidèles. Il s’agit donc d’observer la domination comme un phénomène interactif, un processus mettant en relation de façon récurrente les dispositions du leader et celles des adeptes à élaborer ce rapport inégal. Les premiers paliers de ce processus montrent comment Fernando est d’abord celui qui vient à point nommé, qui dénoue des grippages biographiques et qui réussit par ses propositions à répondre à des aspirations déjà présentes. Chaque péripétie dans la prolétarisation, de la découverte de mondes sociaux nouveaux aux premières grèves, n’est pas seulement vécue comme une satisfaction intime, mais fait l’objet de rapports soignés, de discussions serrées et de fêtes collectives. De la constitution d’une pointe avancée de l’avant-garde ouvrière à l’idée de constituer un centre européen de formation de cadres maoïstes, les projets successifs de Fernando mènent le train.

Chemin faisant, la vie collective se charge de réunions tatillonnes qui s’éternisent, de documents critiques et autocritiques de plus en plus laborieux. L’exposition réciproque au jugement des membres du groupe accentue les tensions. Lecteur méticuleux des documents de travail, Fernando, dont Julie Pagis relève qu’il devient permanent, libéré du travail d’usine grâce à la caisse commune, orchestre les débats, distribue les rôles, les promotions et les disgrâces. Des soupçons de fléchissement évoluent en accusations pour trahison, puis en révélations de complot. Dans cette dérive, la manipulation des rapports de genre prend une place croissante. Repérable dès l’observation des façons de mettre en œuvre l’établissement en usine, la prétention masculine à l’hégémonie s’avère constitutive du charisme et prend des proportions de plus en plus outrées, voire violentes dans la vie collective : ainsi, une enquête collective est engagée sur les complicités dans la fuite de la compagne du leader, tandis que les enfants des militants sont retenus en crèche pour mieux contrôler les mères.

Les documents, dont quelques extraits sont reproduits, remplissent une fonction essentielle dans la progression du récit. Écrits par différents membres du groupe, ils confortent l’accent mis par l’autrice sur la participation active des « encharismés » à la relation charismatique. Ils complètent aussi de façon essentielle les restitutions mémorielles, chargées d’omissions. Celles-ci, silences ou oublis, témoignent tantôt des douleurs laissées par les vexations et humiliations subies, tantôt de la honte d’avoir consenti à des actes arbitraires ou pris part à la mise à mal de camarades, parfois d’une conjointe.

La déprise s’amorce à la fin de la décennie, de manière sinueuse, alors que l’épuisement et le doute gagnent. Quelques défections isolées sont suivies d’une volonté de quitter le bâtiment et la vie commune, exprimée par les femmes. L’intervention de Fernando venant d’Espagne pour mettre fin à la communauté ne clôt pas tout. Il faudra des années à certains militants pour se déprendre de l’attachement au leader disparu.

Le récit ne s’enferme pas dans la seule restitution d’une aventure militante collective. Très vite, la lecture invite à élargir les réflexions au-delà du cas étudié. Par son incessant travail interprétatif, le livre ouvre le champ de la mise en question du charisme en politique et dans les institutions organisées mobilisant peu ou prou le volontariat. Ce faisant, il invite à infléchir la lecture de bien des dossiers d’histoire des mouvements sociaux et des organisations, en reconsidérant à ce propos l’articulation entre pratiques sociales et modèles culturels.

Le second volet, qui occupe les deux derniers chapitres de l’ouvrage, se concentre sur la trajectoire effective de Fernando, désormais dissocié de la figure qui occupait jusque-là la recherche. Malgré des recommandations bienveillantes à ne pas s’aventurer dans un registre de type policier, Julie Pagis s’aventure à retracer le parcours biographique de la personne. L’enquête, opiniâtre et précautionneuse, est restituée avec une réflexivité raisonnée. La fin de vie est assez vite mise au clair : retrait de la vie politique et reclassement effacé dans la pêche au sud de l’Espagne, solitude et décès en 2008. Sur l’amont, plus l’exploration avance et plus le personnage se transforme. Le mythe du réfugié antifranquiste s’effrite jusqu’à s’effondrer. C’est le portrait d’un migrant économique qui le remplace, venu dès les années 1950, reparti puis revenu dans les années 1960, toujours pour raisons économiques. Par contre, le séjour de trois ans en Chine au milieu des années 1960 se confirme, mais pas tout à fait pour l’activité de traduction qu’il mettait en avant. Entre-temps, pas de trace d’un parcours de politisation militante dans le maoïsme naissant d’avant 1968. Écumant ce qui est accessible dans les archives administratives et policières des pays concernés ainsi que parmi les proches et les personnes susceptibles de s’être trouvés sur le parcours de Fernando, l’enquêtrice en arrive à des résultats en forme de halo. Plutôt qu’un militant porteur en lui-même de charisme, elle a affaire à un virtuose dans « l’art de transgresser les frontières sociales en se faisant passer pour quelqu’un d’autre que soi ». Aventurier masqué œuvrant dans le monde limité de maoïsmes européens, successivement en Espagne, en France puis au Portugal en fonction de l’acuité des turbulences sociales et politiques, l’homme a été observé et, pour le moins, accompagné avec soin par des services de renseignement. Sur ce rôle, la « commissaire Pagis » s’avance autant que les sources le permettent, et l’écriture de sa récolte s’avère captivante. Par ailleurs, dépassant la seule intrigue, sa quête donne à penser que, bien au-delà du petit groupe banlieusard et des autres organisations traversées, le maoïsme a pu représenter, dans certains pays d’Europe, un réel sujet de préoccupation pour les pouvoirs de l’époque.

Dans un épilogue réflexif l’autrice, revenant sur le coût émotionnel imprévu et les sinuosités de la démarche compréhensive, note que les bouleversements intimes ressentis en cours de recherche devraient être plus systématiquement pensés comme autant d’expériences productrices de savoirs scientifiques. Une suggestion bienvenue.

Nicolas Hatzfeld

 


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Notes de lecture de la revue Le Mouvement social (1 avril 2025). Julie Pagis, Le prophète rouge. Enquête sur la révolution, le charisme et la domination. Le carnet du Mouvement social. Consulté le 20 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13ly7


Vous aimerez aussi...

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

This site uses Akismet to reduce spam. Learn how your comment data is processed.