Exposition « Détournements : Politisation des objets du quotidien »
Jusqu’au 20 avril 2025, l’exposition « Détournements : Politisation des objets du quotidien » est présentée à l’espace Ground Control, à Paris, en accès gratuit. Issue d’un travail collectif mêlant des chercheurs et chercheuses en histoire et en histoire de l’art, elle s’inscrit avec inventivité dans les voies ouvertes ces dernières années pour faire de l’histoire avec les objets.

Un cintre, un paquet de cigarettes, une casserole, un tomahawk en plastique… Rien ne destinait a priori ces objets à un destin muséal. Certes, depuis les ready-mades de Marcel Duchamp, on sait que des objets usuels du quotidien domestique, comme un urinoir ou un porte-bouteille achetés en grand magasin, peuvent être érigés au rang d’œuvres d’art (les sociologues parlent d’artification). Le geste exploré dans cette exposition bouleverse, lui aussi, le mode d’existence des objets quotidiens, mais d’une toute autre manière. Il s’agit, non pas d’artification, mais de politisation. Si l’artification repose sur la singularité de l’artiste créateur, qui confère à l’objet élu un statut spécial, la politisation est, au contraire, un phénomène largement anonyme et collectif. C’est parce qu’il est brandi par des femmes de différents pays que le cintre se fait symbole de la lutte pour le droit à l’avortement ; tandis que le gilet jaune, humble équipement de sécurité routière, est devenu l’emblème d’un soulèvement social d’un nouveau genre. Dans les termes de la commissaire Hélène Valance, on peut dire de ces objets qu’à l’instar de ce que le législateur décrit pour les armes, ils deviennent politiques « par destination ».
L’exposition relève le défi de les montrer sans trahir leur banalité, ou les transformer en pièces de collection : le cintre n’est qu’un cintre ; la casserole, une casserole. La juxtaposition de ces objets avec de nombreuses images – coupures de presse, documents d’époque, affiches ou gravures – et avec des textes qui donnent la parole à de multiples voix savantes et militantes, permet de restituer la fabrique collective de la politisation des objets.
Elle en souligne aussi la profondeur historique. La casserolade, ou concert de casseroles, est documentée en France au moins depuis les années 1830. Les objets se font les dépositaires, non de l’invention d’un créateur génial, mais de la mémoire ancienne d’un usage à contre-emploi, quand le politique subvertit l’utilitaire.

Les « objets de grève », eux-aussi, sont issus d’une pratique ancienne : celle qui consiste, pour les ouvriers, à détourner l’usage des outils de production de l’entreprise pour fabriquer des objets susceptibles de diffuser et de soutenir la grève. Ils sont illustrés avec bonheur dans l’exposition, notamment par un soutien-gorge tricolore monumental, fabriqué par les travailleuses grévistes de l’usine Lejaby à Yssingeaux, en 2012. À travers eux, la grève se laisse découvrir non plus comme une abstraction – le « mouvement social » – mais comme une expérience située, ancrée dans la matérialité d’un lieu de travail occupé, et d’une pratique de fabrication inventive, dans une grande économie de moyens.
À la manière de l’urinoir et du porte-bouteille de Duchamp, les objets de l’exposition sont, pour beaucoup, liés à la domesticité et à l’intimité. C’est une autre dimension du processus de politisation qui se révèle : transgresser la frontière du privé et du public, de l’intérieur et de l’extérieur, de l’invisible et du visible. Significativement, les objets politisés nous mènent sur la piste d’une histoire des mouvements sociaux un peu différente de celle qui se raconte généralement au musée : une histoire bien plus féminine, et moins institutionnelle – les partis, les syndicats n’y ont pas le premier rôle.

Pour autant, le détournement des objets n’est pas présenté comme un processus univoque ou un idéal politique. Politisation et dépolitisation vont de pair ; détournement et appropriation se rencontrent. Ainsi la coiffe à plume ou le tomahawk, aujourd’hui des accessoires typiques de la panoplie d’« Indien », que l’on trouve dans tant de coffres à jouets, sont-ils les vestiges d’un long processus de dépolitisation des instruments de pouvoir de l’ennemi autochtone par les colons américains conquérants. Aujourd’hui, ces pièces de déguisement apparemment anodines se voient re-politisés, puisque les représentants des cultures autochtones nord-américaines les dénoncent désormais publiquement, appelant les citoyens de tous les pays à les voir autrement : comme le symbole d’un stéréotype construit sur la conquête, l’ignorance et le mépris. La dernière section de l’exposition, intitulée « Dépolitiser », montre, à côté d’une sélection d’affiches de mai 68, une série de publicités des hypermarchés E. Leclerc qui les détournent, près de quarante ans plus tard. « La hausse des prix oppresse votre pouvoir d’achat », proclame l’une d’elles, illustrée d’un CRS matraque brandie, dont le bouclier a pris l’apparence d’un code barre.

En 2022, l’exposition « Les Choses » organisée par Laurence Bertrand Dorléac au Musée du Louvre, rappelait combien, depuis des millénaires, les objets qui nous entourent sont, au fond, des extensions de notre humanité : nous les investissons de valeurs spirituelles, sociales, affectives, marchandes et politiques, au point qu’ils y gagnent une étonnante capacité d’action en société. C’est bien sur cette agentivité des objets que l’exposition « Détournements » nous invite à réfléchir. En détournant nos propres attentes quant aux objets dignes de figurer au musée, elle parvient à le faire d’une manière accessible, historiquement documentée, et sans détourner les yeux des conflits de valeurs qu’incarnent aussi les objets.
Informations pratiques : du 22 janvier au 22 avril 2025 ; terrasse couverte ; « Détournements : Politisation des objets du quotidien ». Ground Control Gare de Lyon, 81 rue du Charolais, 75012 Paris.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Sophie Cras (8 avril 2025). Exposition « Détournements : Politisation des objets du quotidien ». Le carnet du Mouvement social. Consulté le 13 juin 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13pev