Johanna Lehr, Au nom de la loi. La persécution quotidienne des Juifs à Paris sous l’Occupation.
Paris, Gallimard, « Connaissances », 2024, 288 p.
C’est à une plongée dans le Paris occupé des années noires que nous convie l’autrice de cet essai, Johanna Lehr, historienne et psychologue clinicienne. Prenant le parti d’une histoire au plus près des fonds d’archives, elle revisite une documentation le plus souvent méconnue et fait un état des lieux des persécutions dont furent victimes les Juifs de la capitale. C’est avec l’ambition « de réinscrire l’expérience de la persécution des Juifs dans les murs d’une ville […] et d’élever ainsi ces sites géographiques au rang de lieux de l’histoire et de la mémoire de la persécution antijuive en France » (p. 16) que Johanna Lehr choisit d’entreprendre cette recherche. Il y a une vingtaine d’années, Cécile Desprairies avait adopté une démarche similaire avec son ouvrage Ville lumière, années noires. Les lieux du Paris de la collaboration1. Durant l’Occupation, ces officines avaient essaimé dans la plupart des arrondissements parisiens, à l’exemple du dépôt de la préfecture de police de Paris, dans le 1er arrondissement, de la Direction du statut des personnes au sein du Commissariat général aux questions juives (CGQJ), place des Petits-Pères (2e arrondissement), la Police des questions juives (PQJ), rue Greffulhe (8e arrondissement), la prison pour femmes de la Petite-Roquette (11e arrondissement), la gare d’Austerlitz (13e arrondissement), la Maison d’arrêt de la Santé (14e arrondissement), ou encore de la caserne des Tourelles dans le 20e. Plusieurs documents issus des archives de ces organisations et services de l’État sont publiés dans l’ouvrage. Une série d’analyses perspicaces accompagne les éclairages géographiques des différents arrondissements. La douloureuse et chaotique trajectoire de nombreuses victimes, qui s’achève le plus souvent par leur déportation vers le camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, est également retracée.
Tout au long de l’Occupation, souligne l’autrice, l’État français s’est efforcé de maintenir sa souveraineté, en cherchant notamment à faire respecter autant que possible ses modalités administratives habituelles face aux autorités d’Occupation. Les exemples ne manquent pas, comme le fait de transférer dans le camp de Drancy les individus dûment « guéris » de leurs troubles psychiques après le passage par l’Infirmerie spéciale de la préfecture de police de Paris (p. 56). De même, l’instauration de la PQJ en octobre 1941, sous l’autorité du CGQJ, faisant suite au « Service spécial juif », bureau allemand qui était entièrement composé d’inspecteurs de police français, offrait aussi l’avantage d’épargner cette souveraineté (p. 93). C’est également au nom du maintien de la souveraineté française que les autorités agissaient, en matière d’interpellation, dans un cadre légal fondé sur le droit, à l’opposé des pratiques brutales préconisées par les Allemands et dont la finalité visait à interner, de façon expéditive, toujours plus de Juifs dans le camp de Drancy (p. 96). Pour Johanna Lehr, « les Juifs furent perçus par Vichy comme des parcelles de souveraineté qu’ils pouvaient offrir aux Allemands en gage de bonne volonté, dans le cadre de négociations, ou au contraire jalousement conserver pour envoyer un signal de défiance et marquer la résilience de la souveraineté française » (p. 208-209).
Loin de protéger les Juifs, l’administration française favorisa leur internement à Drancy par des moyens tortueux que cet ouvrage met en lumière. Ainsi, le commissaire Jacques Schweblin, directeur de la PQJ, fit délivrer tout au long de l’Occupation des ordonnances de non-lieu en faveur de Juifs poursuivis, parce qu’il savait pertinemment que leur sortie de prison allait occasionner leur internement et, plus tard, leur déportation (p. 50). Certains individus déprimés ou trouvés hagards dans la rue furent, tout comme les non-Juifs, pris en charge par la police et conduits à l’Infirmerie spéciale de la préfecture de police de Paris pour examen. Avec l’assentiment des Allemands et suite à la demande médicale de leur placement en hôpital psychiatrique, leur sortie et leur internement au camp de Drancy étaient temporairement différés (p. 57). D’autre part, la plupart des acteurs du monde judiciaire n’ignoraient pas que la durée de détention carcérale du prévenu reculait d’autant l’internement administratif. Ceux-ci, dans leur écrasante majorité, rendirent la justice en faisant fi des risques de déportation encourus par des justiciables aux abois (p. 43).
À plusieurs reprises, Johanna Lehr met l’accent sur les destructions massives par pilonnage des fonds d’archives opérées par plusieurs administrations dès les lendemains de la Libération. Elle rappelle ainsi opportunément que les rapports de la « Brigade Permilleux », chargée de la traque des Juifs à partir des listes fournies par la Gestapo, furent détruits en décembre 1949 par la responsable du service des archives de la préfecture, Hélène Tulard, qui n’était autre que l’épouse d’André Tulard, le responsable du « fichier juif » durant l’Occupation (p. 55).
Une autre facette de ces années d’Occupation abordée dans cet ouvrage a trait au monde des cimetières et des inhumations, sur lesquels Johanna Lehr travaille depuis plusieurs années. Elle a ainsi démythifié « le mythe de l’indétectable fosse commune de Drancy, censée avoir accueilli les dépouilles anonymes de Juifs internés » (p. 16). Cette fosse commune n’a jamais existé, leurs dépouilles furent prises en charge « normalement » par l’État français. D’autre part, l’autrice rappelle que les allées des anciens carrés juifs des cimetières parisiens étaient fréquemment sillonnées par la police française et les sbires de la collaboration. Parmi eux se trouvait George Montandon, l’expert ethno-racial à la solde des Allemands chargé de déterminer l’identité « raciale » des individus, venu relever des patronymes figurant sur les stèles funéraires, afin d’étoffer le répertoire des « noms juifs » du service des Affaires juives de la préfecture.
Au total, cette recherche minutieuse et rigoureuse renouvelle, sur bien des aspects, l’historiographie sur la condition et le sort des Juifs à Paris durant l’Occupation. Une démarche de longue haleine, menée avec conviction et brio. Par ce travail, l’historienne rend également hommage à son arrière-grand-mère, Feiga Deborah, dite Fanny Lehr, veuve de quatre enfants, qui fut arrêtée le 28 octobre 1943 à Chamonix, internée trois jours après au camp de Drancy, et déportée sans retour à Auschwitz près d’un mois plus tard, par le convoi n° 62, le 20 novembre 1943.
Jean Laloum
- Paris, Denoël, 2008, préface de Pierre Assouline. ↩︎
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Notes de lecture de la revue Le Mouvement social (7 avril 2025). Johanna Lehr, Au nom de la loi. La persécution quotidienne des Juifs à Paris sous l’Occupation. Le carnet du Mouvement social. Consulté le 13 juin 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13peu