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Antoine Prost, Les Français d’une guerre à l’autre.

Paris, Gallimard, « Hors série Connaissances », 2024, 448 p.

Qui sait que le nombre de patrons coiffeurs a doublé et celui des patronnes, quadruplé durant l’entre-deux-guerres ? 125 000 personnes, dont plus d’un tiers de femmes, travaillaient dans cette profession en 1936. Durant l’entre-deux-guerres, les modifications dans la coiffure, en particulier les cheveux coupés, ont joué pour les femmes un rôle bien plus important que les nombreuses crises ministérielles. Pendant ces deux décennies, la baisse de la natalité, qui avait commencé avant la Grande Guerre et qui s’est accrue avec elle, a provoqué dans la société un véritable traumatisme. Ce dernier contribue à expliquer le vote en 1920 de la loi réprimant l’avortement ; contestée par les féministes radicales, elle est acceptée par l’Union pour le suffrage des femmes et avec des réserves par le Conseil national des femmes. En 1921, le Code de la route fixe la conduite automobile et la priorité à droite. Il y avait 91 000 voitures en France en 1913 ; elles sont 1,9 million en 1939, alors que 5 millions de Français, dont 10 % de femmes, détiennent un permis de conduire. Les premiers passages cloutés sont installés sur les Champs-Élysées en 1927, suivis des premiers feux tricolores rue de Rivoli sept ans plus tard. Ces quelques exemples – on pourrait en citer bien d’autres – montrent toute l’originalité de ce livre. Plutôt que de retracer, une fois de plus, le déroulement de la vie politique de notre pays et les conséquences sur lui de l’environnement international, questions sur lesquelles existe une immense littérature, Antoine Prost part à la rencontre des Français dans leur extrême diversité. Il dépeint leurs vécus, leurs sensibilités, leurs souffrances et leurs espoirs, sans oublier leurs réactions aux changements qu’ils ont connus durant ce quart de siècle.

Ce livre retrace d’abord l’histoire de notre pays durant cette période à travers plusieurs chapitres consacrés à la Grande Guerre, aux années de la reconstruction et de la crise, au Front populaire et la marche à la guerre, enfin aux années noires jusqu’à la Libération. Les contextes économiques et politiques y sont rappelés, mais Antoine Prost y privilégie toujours l’examen du mode de vie des Français et leur ressenti. Ainsi, durant la Première Guerre, la vie continue de façon normale, quasi normale pour les Français de l’arrière : plus de 2 millions de Parisiens vont voir un film en octobre 1916, alors que Mayol et les Folies Bergères affichent complet. Qui se souvient aujourd’hui que la crise de 1929 a eu des conséquences limitées pour les fonctionnaires, les pensionnés et les rentiers ? La baisse des prix de détail leur a été en effet profitable car ils touchaient des revenus réguliers. En revanche, le souvenir ensoleillé du Front populaire ne doit pas faire oublier que les chômeurs sont alors 1 million en France. Les effets de la crise y sont cependant bien moindres qu’aux États-Unis et en Allemagne, en raison notamment du renvoi par les autorités de notre pays de 300 000 travailleurs espagnols, italiens et polonais. Sur l’histoire minutieusement étudiée de la Résistance, Antoine Prost montre comment elle a constitué une expérience totalement inédite pour ceux qui y ont participé : il n’existait auparavant aucun modèle à cette forme d’engagement.

Entre le récit de ces différentes périodes, Antoine Prost consacre une dizaine de chapitres sur les thématiques les plus variées. Quatre chapitres portent sur les classes sociales. Les ouvriers d’usine, dont le travail se dissocie de celui de la terre, deviennent de plus en plus nombreux. Au même moment, l’intervention de l’État s’élargit dans les domaines de l’urbanisme, de la santé et des relations au travail. Le Parti socialiste et la CGT confédérée en tiennent compte, contrairement au Parti communiste et à la CGTU, qui s’inscrivent dans l’héritage du syndicalisme révolutionnaire de la Belle Époque. Antoine Prost n’oublie pas de rappeler que, créée en 1919, la CFTC regroupe 156 000 adhérents quinze ans plus tard. L’inflation résultant de la guerre frappe d’abord les bourgeois aisés et entraîne la diminution du nombre de rentiers. On assiste au même moment à la montée des cadres. Au sein des classes moyennes, ni bourgeoises ni prolétaires, les techniciens, les ingénieurs, les journalistes, les infirmières et les employés prennent une importance accrue. Enfin, les paysans n’ont guère plus souffert que le reste de la société durant la Grande Guerre et l’inflation qui s’envole dans les années qui la suit leur est profitable. L’exode rural va de pair avec une modernisation de l’exploitation et celle plus discrète du logement et des modes de vie des paysans.

Antoine Prost montre également comment les Français vivent en ville et comment ils en sortent peu à peu le dimanche et en vacances. Avec l’apparition du sport spectacle, ils sont de plus en plus nombreux à pratiquer un sport, moins dans le cadre scolaire ou celui des sociétés de gymnastique constituées à la fin du xixe siècle que dans des organisations parasyndicales, des œuvres patronales et plus encore au sein des clubs sportifs. Cet engouement connaît un élan sensible sous le Front populaire avec le sous-secrétariat d’État aux loisirs et aux sports dont est chargé Jean Zay. Ce changement à l’égard du corps va de pair avec celui vis-à-vis de l’habillement. Cependant, les Français restent sales en raison d’habitudes anciennes et parce que les équipements sont très insuffisants : en 1946, à Paris, un logement sur quatre n’est toujours pas raccordé à l’eau ; dans les petites villes de province, c’est près du double. L’entre-deux-guerres voit l’avènement du mariage d’amour, en particulier au sein des couches sociales les plus aisées, alors que les mariages « arrangés » y étaient les plus fréquents avant 1914 ; le mariage d’amour peine néanmoins à s’affranchir des contraintes familiales. Des évolutions se font également à l’égard des enfants. Le mouvement d’Éducation nouvelle veut remplacer la contrainte par des méthodes reposant sur la personnalité et le libre exercice des enfants. Devenue un enjeu essentiel, la motivation appelle à imaginer des situations qui la suscitent : jeux, activités artistiques, travail de groupe. Toutes ces nouveautés amènent Antoine Prost à s’interroger sur la brutalisation que la Grande Guerre aurait entraînée dans notre pays, comme ailleurs en Europe. Or, cette brutalisation a pris des formes très différentes en France, en Allemagne et en Italie. En ce qui concerne notre pays, Antoine Prost émet l’hypothèse selon laquelle les changements de mentalité et de sensibilité seraient une réaction aux horreurs du premier conflit mondial et témoigneraient de la recherche d’un monde plus chaleureux.

Tout au long de ce livre, deux fils rouges expliquent les profondes modifications vécues par la société française. Tout d’abord, il s’opère une recomposition du monde du travail en raison de la progression des ouvriers spécialisés (OS) : 17 % d’OS chez Citroën en 1919, 47 % à Renault-Billancourt en 1950. Un nombre croissant de travailleurs indépendants et de journaliers agricoles très pauvres deviennent des salariés, certes fort mal rémunérés mais payés de façon régulière. C’est au début des années 1930 que le monde paysan devient minoritaire dans notre pays. Durant toute cette période, on assiste de façon parallèle à une montée des droits, construits ou garantis par l’État et dont bénéficie le salariat. Cette évolution amorcée avant la Grande Guerre s’est poursuivie pendant ces quatre ans et connaît ensuite une dynamique nouvelle. Ces droits s’exercent dans des domaines de plus en plus variés. Au logement confronté à une situation de crise répond la loi Cornudet (1919), obligeant les villes d’au moins 100 000 habitants de se doter d’un plan d’urbanisme. Elle est suivie en 1928 des lois Loucheur et Sarraut finançant sur cinq ans la construction de 250 000 logements neufs et organisant les financements des travaux de voirie dans les lotissements de banlieue. Sur le plan de la santé, les Assurances sociales (1930) couvrent dès leurs débuts 8 millions de personnes sur les plans de la maladie et de la retraite, alors que les Retraites ouvrières et paysannes (1910) n’offraient qu’une très modeste retraite à 3 millions de Français. Cette évolution n’est pas interrompue par Vichy ; les assurés sociaux sont 15 millions en 1945 et leur nombre continuera de progresser avec la Sécurité sociale. Enfin, dans le domaine du travail, il n’y a que 345 conventions collectives en 1920, mais le Front populaire leur donne une impulsion décisive : plus de 4 000 sont signées entre juin et décembre 1936.

Durant l’entre-deux-guerres, la France s’est donc modernisée en adoptant des technologies et des modes de vie nouveaux. Les réformes ont fait reculer largement la misère, mais la plupart ont été accueillies avec indifférence par les Français ; à la seule exception peut-être des conventions collectives, associées au Front populaire. Toutes les autres réformes sont aujourd’hui oubliées par notre mémoire collective. L’âpreté des luttes politiques et plus encore de la lutte des classes durant ces années a rendu impossible toute union sacrée. Le pays s’est déchiré entre ceux qui soutenaient l’URSS et ceux qui, par crainte du communisme – crainte renforcée avec le Front populaire – ont regardé avec complaisance les régimes de Hitler et de Mussolini. Selon Antoine Prost, cette division a été une cause majeure de l’effondrement en 1940. A joué également le poids du pacifisme qui explique l’adhésion massive des Français à Vichy à ses débuts. Antoine Prost y voit « une réaction instinctive, voire inconsciente » au traumatisme de la Grande Guerre et au refus de le revivre : « La France a sombré en 1940 parce qu’elle avait payé trop cher la victoire de 1918. » Ces deux conflits ont trop lourdement grevé notre pays. On ne peut qu’être d’accord avec cette conclusion d’un livre passionnant qui repose sur une érudition impressionnante et qui se lit comme un roman.

Michel Dreyfus

 


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Notes de lecture de la revue Le Mouvement social (11 avril 2025). Antoine Prost, Les Français d’une guerre à l’autre. Le carnet du Mouvement social. Consulté le 14 juin 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13qtx


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