Philipp Krauer, Swiss Mercenaries in the Dutch East Indies. A Transimperial History of Military Labour, 1848-1914.
Leyde, Leiden University Press, « Global connections: routes and roots », 2024, 236 p.
L’ouvrage de Philipp Krauer, rédigé à l’École polytechnique fédérale de Zurich, s’inscrit dans un courant historiographique récent qui vise à réinterroger le passé colonial de la Suisse. Parce qu’elle ne possédait pas de colonies, la Suisse a longtemps été considérée comme un pays en marge du processus de colonisation mené par d’autres puissances européennes au XIXe et au début du XXe siècle, notamment la France, le Royaume-Uni et les Pays-Bas. Dans la dernière décennie, de nombreux travaux ont remis en question cette analyse et se sont employés à démontrer, à l’inverse, l’omniprésence de la colonisation dans les champs économique et culturel suisses. Cette réflexion a notamment donné lieu à plusieurs expositions muséales récentes1. En prenant pour objet les mercenaires suisses au service de l’armée coloniale néerlandaise – Koninklijk Nederlandsch-Indisch Leger (KNIL) – et les nombreuses guerres auxquelles ils ont participé, l’ouvrage de Philipp Krauer réinscrit ainsi également les actes de violence extrême, l’exploitation sexuelle et le racisme colonial au cœur de l’histoire nationale suisse.
Le livre s’inscrit à la croisée de trois courants historiographiques qui ont connu des renouvellements récents : la nouvelle histoire militaire (new military history), la nouvelle histoire impériale (new imperial history) et l’histoire des migrations. De la première, l’auteur retient l’importance d’une approche sociale et culturelle du fait militaire, ancrée dans une perspective d’histoire par le bas et attentive à l’expérience quotidienne des soldats et à leur environnement social2. À la deuxième, il emprunte son échelle d’analyse, qui englobe dans une même perspective métropoles et colonies, sans négliger les nombreux échanges et réseaux qui s’établissent entre les territoires coloniaux des différents empires. Enfin, son ouvrage constitue une contribution importante à l’histoire des migrations de travail, à travers l’étude des mobilités des mercenaires suisses, depuis leur recrutement jusque après la fin de leur engagement.
Si la plupart des études concernant les mercenaires suisses se concentrent sur les débuts de la période moderne, Philipp Krauer prend le parti de s’intéresser à une période plus tardive, entre 1848 et le début de la Première Guerre mondiale. Cette période correspond à la fois à la phase de conquête militaire des Indes néerlandaises et aux premières décennies de l’État fédéral suisse, né en 1848. Ce décentrement chronologique lui permet de replacer le colonialisme, la violence et le racisme à l’origine du processus de formation de la Suisse moderne. De même, en prenant comme objet d’étude les mercenaires suisses engagés dans les rangs de la KNIL, l’auteur parvient à mettre en évidence les liens très forts que l’Empire néerlandais entretient avec un hinterland européen qui, loin d’être marginal, joue un rôle essentiel dans la construction et la pérennisation de la domination coloniale sur les Indes néerlandaises.
Les sources sont nombreuses et variées, malgré l’absence notable des archives indonésiennes, inaccessibles durant la pandémie de Covid-19. Les stamboeken (registres de soldats) de la KNIL, conservés aux Archives nationales de La Haye, fournissent la matière à une riche analyse quantitative portant sur environ 5 800 mercenaires suisses ayant servi entre 1848 et 1914. À cet échantillon s’ajoutent des documents produits par les administrations suisses, fédérales et cantonales, des articles de la presse suisse et néerlandaise (métropolitaine et coloniale), ainsi que des sources de l’intime (récits et mémoires publiés et non publiés, journaux et correspondances). Ce corpus souffre d’un déséquilibre fréquent dans ce champ d’étude, et que l’auteur souligne d’emblée : il ne comprend aucun témoignage émanant de soldats javanais ou amboinais, ou de femmes issues de la société colonisée. Ces lacunes documentaires ne permettent d’aborder les interactions entre les mercenaires suisses et les individus colonisés qu’ils côtoient que du point de vue des premiers. Philipp Krauer parvient cependant à tirer tout le parti des sources européennes afin d’écrire une histoire attentive aux trajectoires individuelles des mercenaires aussi bien qu’aux logiques collectives et institutionnelles propres à la KNIL.
L’ouvrage, rédigé de manière limpide, est organisé en quatre chapitres (les chapitres 1 et 6 tenant lieu d’introduction et de conclusion). Le chapitre 2 réinscrit l’histoire des mercenaires suisses de la KNIL dans celle de l’émergence d’un marché du travail militaire global et transimpérial qui connaît son âge d’or entre le XVIe et le XVIIIe siècle, mais se poursuit tout au long du XIXe siècle. À partir de la littérature secondaire (principalement anglophone et germanophone), le recrutement de mercenaires suisses est ici comparé aux expériences menées dans l’Empire britannique et, dans une moindre mesure, au cas français – la Légion étrangère représentant l’un des principaux employeurs de mercenaires européens au XIXe siècle. L’auteur retrace les trois principales vagues de recrutement de mercenaires par la KNIL entre 1814 et 1914.
Le chapitre 3 reconstruit les itinéraires individuels de mercenaires à partir de 5 352 stamboeken, depuis leur recrutement jusqu’à leur retraite. L’analyse est menée à la fois de manière quantitative et qualitative, grâce au croisement avec des récits personnels (notamment les remarquables souvenirs non publiés d’Anton Camenzind). Elle éclaire les motivations des mercenaires et retrace leur vie quotidienne, depuis le voyage vers les centres de recrutement jusqu’aux années de fin de service. Si l’expérience de la violence et la sexualité sont abordées, la question des masculinités, essentielle, est traitée de manière quelque peu superficielle. Les travaux de Raewyn Connell auraient sans doute permis de développer ce point, dont l’auteur reconnaît lui-même l’importance en conclusion de chapitre. Cela étant, le chapitre a le très grand mérite d’aborder une catégorie généralement négligée d’acteurs coloniaux – la majorité des mercenaires étant issus des catégories pauvres de la population rurale et urbaine suisse – et de dépasser l’horizon de la bourgeoisie coloniale, mieux étudiée.
Le chapitre 4, consacré aux flux monétaires et aux réseaux financiers engendrés par l’emploi des mercenaires, et aux institutions chargées de les administrer, est sans doute le plus original de l’ouvrage. L’auteur s’y intéresse aux primes d’engagement et de réengagement, à la solde et aux manières – légales et illégales – de l’augmenter, enfin aux pensions et aux primes versées aux vétérans, ainsi qu’à leurs héritages. Il souligne, surtout, le rôle essentiel joué par différentes bureaucraties et par des fournisseurs de services privés dans la construction d’un réseau monétaire et financier transrégional qui relie les Indes néerlandaises, les Pays-Bas et la Suisse. Il évoque également l’apparition d’une véritable industrie locale alimentée par la manne financière de la KNIL. Les analyses quantitatives, qui reposent notamment sur l’étude des variations du montant des primes d’engagement, sont toujours soigneusement contextualisées et les chiffres sont le support de riches analyses micro-historiques. Philipp Krauer rappelle ainsi que la prime d’engagement représentait une somme considérable pour l’époque, mais que les mercenaires l’avaient presque intégralement dépensée dans les tavernes, les hôtels et les bordels d’Harderwijk, au moment de leur départ pour les Indes néerlandaises. Hormis ceux qui parvenaient à développer une activité parallèle lucrative, la majorité des mercenaires ne faisaient pas fortune aux Indes. La gestion de ces flux monétaires transrégionaux et le développement d’institutions chargées d’administrer le versement des pensions aux vétérans constituent enfin l’un des bourgeons de l’État-providence européen, et Krauer appelle à poursuivre les recherches sur cette question.
À partir d’une grande variété de sources (lettres, cartes postales, objets et mémoires publiés ou non), le chapitre 5 étudie la manière dont le mercenariat suisse a alimenté une mémoire coloniale collective. Le propos se concentre, pour des raisons documentaires, sur l’étude des représentations européennes – stéréotypées et caricaturales – des populations colonisées et des auxiliaires locaux. Les sources manquent encore, en effet, pour écrire une histoire « à parts égales » du mercenariat suisse dans les Indes néerlandaises.
En s’intéressant à une catégorie d’acteurs coloniaux essentiels mais négligés, l’ouvrage de Philipp Krauer est une contribution importante à l’histoire de la Suisse et un remède radical contre ce que Patricia Purschert a qualifié d’« amnésie coloniale ».
Stéphanie Soubrier
- Parmi les plus récentes : « Colonialisme – une Suisse impliquée », Musée national, Zurich, du 13 septembre 2024 au 19 janvier 2025 et « Mémoires. Genève dans le monde colonial », Musée d’ethnographie de Genève, du 3 mai 2024 au 5 janvier 2025. Le projet Zürich Kolonial, auquel Philipp Krauer a participé avec d’autres historiens et historiennes, cartographie les traces du passé colonial dans le tissu urbain de la ville actuelle. ↩︎
- Approche pratiquée notamment par les spécialistes des armées coloniales, voir Michelle Moyd, Violent Intermediaries. African Soldiers, Conquest, and Everyday Colonialism in German East Africa, Athens, Ohio University Press, 2014. ↩︎
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Notes de lecture de la revue Le Mouvement social (26 avril 2025). Philipp Krauer, Swiss Mercenaries in the Dutch East Indies. A Transimperial History of Military Labour, 1848-1914. Le carnet du Mouvement social. Consulté le 13 juin 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13tp2