François Jarrige (dir.), Léon Lalanne. Un ingénieur entre la science, la politique et l’industrie au XIXe siècle.
Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, « Les Cahiers de la MSHE Ledoux-Archives de l’imaginaire social », 2024, 284 p.
La série « Archives de l’imaginaire social » de la collection « Les Cahiers de la MSHE Ledoux », dirigée par Vincent Bourdeau et Edward Castleton, livre une nouvelle biographie visant à éclairer les courants de la pensée sociale et politique du XIXe siècle. À l’instigation de l’historien François Jarrige, qui a dirigé la présente édition, on découvre différents registres d’analyse de la vie de l’ingénieur Léon Lalanne, artisan parmi d’autres d’une association concrète des sciences et de l’industrie à l’âge des révolutions politiques. Polytechnicien, ingénieur du corps des ponts et chaussées, actif dans le déploiement du réseau ferroviaire en Europe, mais aussi enseignant et producteur de science, directeur des Ateliers nationaux en 1848, dirigeant et conseiller auprès de plusieurs entreprises, et néanmoins membre de l’Institut, sénateur et savant penseur de la technologie et des mathématiques, il incarne une de ces figures archétypales de l’ingénieur-savant, acteur d’une modernité acquise à la République. Sa longévité et la variété de ses activités en feraient volontiers le héros secondaire d’une série documentaire, ou même celui de la trilogie d’un XIXe siècle au croisement du politique, de la science et de l’industrie.
Pas grand-chose d’original donc, si ce n’est cette affirmation de la présentation des contenus du livre qui en redouble sérieusement la pertinence et l’intérêt : « Léon Lalanne appartient en effet à ce vaste groupe des techniciens ordinaires, des administrateurs et gestionnaires restés dans les bureaux, œuvrant au quotidien à l’avènement du monde industriel et technique qui façonne une nouvelle société. » Cet ordinaire de la fonction sociétale exercée par ces acteurs de l’essentiel est ainsi exploré au travers de ce type d’enquêtes. Les trajectoires de ces individus oubliés ou inconnus, aux profils socioculturels certes relativement communs, éclairent néanmoins une histoire compréhensive des intrications entre savoirs et politique.
Laissant donc résolument de côté l’hagiographie, cet ouvrage collectif enrichit autrement l’observation des facettes d’une histoire individuelle faite de succès et d’échecs collectifs, d’hésitations et de paris, d’impasses et de rebondissements. Au prisme des pérégrinations de cet ingénieur qui a contribué à l’histoire mais que l’histoire a jusqu’à présent ignoré, le livre examine, en passant par l’arrière-cour du XIXe siècle, les agencements complexes de la fabrication conjointe du politique, des sciences et de l’industrie. Petit ingénieur devenu grand au fil de sa carrière et de ses ajustements politiques, Léon Lalanne s’avère évidemment un personnage important et singulier, tout en incarnant, sans trop de surprises, les traits caractéristiques de sa catégorie, de sa caste, de sa classe.
Il aura fallu cependant mobiliser quelques spécialistes pour arriver à ce résultat probant. De la diversité des contributeur·rices se dégage ainsi une cohérence d’ensemble, cultivant la réflexion sur la place des « techniciens ordinaires » dans l’histoire et la mémoire collective. L’ouvrage est classiquement organisé selon trois temps, suivant l’ordre biographique du personnage central, suivant les étapes de sa carrière, en résonance avec les mutations politiques auxquelles il contribue parfois en arrière-plan. Le premier texte, rédigé par Jean-Amédée Lathoud, descendant de Léon Lalanne, livre l’histoire généalogique et familiale nécessaire à la pleine compréhension de la part de déterminisme socioculturel comprise dans sa trajectoire personnelle. Jean Dhombres détaille sa formation par les mathématiques, au fondement de sa qualification d’ingénieur-savant typique du XIXe siècle, tout en invitant à la réflexion sur le sens et sur la pertinence de cette dernière, confrontée à l’impossibilité au fond de distinguer l’une de l’autre fonction, toujours prises dans la réalité des activités concrètes. Liliane Hilaire-Pérez décrypte l’Essai philosophique sur la technologie de Lalanne, au point de convergence de la technologie et des sciences humaines. Au sein d’un espace de controverse sans cesse renouvelée, elle considère la figure de cet ingénieur-savant comme celle de la transition entre la tradition et le foisonnement conceptuel des nouvelles sciences appliquées. Georges Ribeill et Jean-Philippe Passaqui, chacun à leur manière, suivent Léon Lalanne au travers de ses bifurcations sans dérailler sur les voies ferroviaires de l’Europe. Elles le mènent au pantouflage et à la direction, un temps, de la Compagnie générale des omnibus à Paris. La variété de ces expériences de terrains montre à quel point elles restent néanmoins, chez cet ingénieur-savant, une matière à spéculations permanentes. Carole Christen explore le rôle de vulgarisateur et d’acteur de l’éducation du peuple aux sciences et techniques. L’éducateur polytechnicien qu’il incarne par ses écrits et ses engagements témoigne de cette évolution des modes de pensée et d’action, aux interfaces des mondes élitaires et populaires. Christophe Voilliot explore les ambitions électorales contrariées de l’ingénieur-savant, tout en éclairant ses positions et attitudes politiques face aux événements. François Jarrige focalise son attention sur le rôle de Léon Lalanne comme ultime directeur des Ateliers nationaux, occasion d’une analyse fine de l’épilogue conservateur et violent d’une des institutions phares de la IIe République. Cette expérience marque profondément la trajectoire biographique de l’intéressé. Gabriel Léanca expose quelques-unes des missions menées en Europe orientale ayant contribué à la circulation de savoirs techniques importants. Konstantinos Chatzis et Anne Lecourt approfondissent la carrière de l’ingénieur des ponts et chaussées afin de donner à la figure archétypale de l’ingénieur-savant toute son épaisseur, figure tant invoquée dans ce livre pour qualifier le statut historique véritable de notre personnage. Enfin, Guillaume Carnino confirme son caractère classique et ordinaire, y compris dans sa fonction de sénateur de la IIIe République. Limitant la plupart de ses interventions aux domaines techniques, on retient surtout de son action depuis cette sphère de la décision politique sa contribution majeure au déploiement des chemins de fer.
Comme c’est le cas bien souvent pour ce type de projet, le livre est le résultat de la rencontre interdisciplinaire de spécialistes du domaine et du plaisir de travailler ensemble, mais aussi d’une opportunité ouverte par l’accès aux archives personnelles du personnage, jusque-là restées dans l’ombre de la sphère privée et familiale. L’ouvrage propose en annexe le répertoire de ces archives privées. Organisé par Anne Lecourt, le fonds est désormais conservé par le pôle patrimoine de l’École des ponts et chaussées. L’enthousiasme de la découverte de ces archives inédites a sans doute contribué au succès de l’entreprise. Voilà en tout cas un ouvrage dont la variété des analyses permet d’entrer de plain-pied dans la banalité des grandes œuvres ordinaires, comprises ici comme les soubassements d’un renouvellement du régime de production de la pensée technologique et de l’exercice de l’expertise. L’ouvrage permet d’en saisir les rôles politiques sous-jacents, et ce n’est pas le moindre des intérêts à se laisser emporter dans la lecture de cette biographie collective d’un seul.
Michel Letté
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Notes de lecture de la revue Le Mouvement social (1 mai 2025). François Jarrige (dir.), Léon Lalanne. Un ingénieur entre la science, la politique et l’industrie au XIXe siècle. Le carnet du Mouvement social. Consulté le 13 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13ur5


