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Jean-Noël Jouzel et Giovanni Prete, L’agriculture empoisonnée. Le long combat des victimes des pesticides.

Paris, Presses de Sciences Po, « Académique », 2024, 288 p.

Il est des livres de sociologie particulièrement intéressants pour les historiens tant la finesse de leurs analyses ouvre de fécondes perspectives de recherches historiques. L’ouvrage de Jean-Noël Jouzel et Giovanni Prete, L’agriculture empoisonnée, fait sans conteste partie de ceux-ci, tant il propose un solide éclairage historique et une puissante interrogation des transformations, jusque dans l’intime, induites par quatre-vingts ans de productivisme agricole. Publié au début de l’année 2024, le livre retrace plus de dix ans d’enquête sociologique auprès d’agriculteurs ayant contracté des pathologies graves à la suite de leur exposition professionnelle aux pesticides et mobilisés au sein de l’association Phyto-victimes, créée en septembre 2011. À travers cet ouvrage d’une grande clarté, les deux auteurs nous mènent sur les chemins, souvent tortueux, qui ont conduit ces agriculteurs à se mettre en mouvement pour faire reconnaître leurs pathologies comme maladies professionnelles, et, ce faisant, devenir des « victimes des pesticides » (p. 45).

Passée l’introduction, les auteurs ont inséré en prologue un retour historique bienvenu sur les mécanismes contribuant, au cours de la seconde moitié du XXe siècle, à maintenir invisible l’épidémie de maladies chroniques liées aux pesticides dont sont victimes les agriculteurs. Ils y retracent soixante ans de gestion du risque pesticide, notamment via la notion clé d’« usage contrôlé ». Un principe selon lequel, si les pesticides sont intrinsèquement toxiques, les conditions de leur utilisation, contraintes par un ensemble de pratiques individualisées (respect des doses, port de matériel de protection, etc.), peuvent suffire à limiter les risques sanitaires et environnementaux. Les auteurs s’attachent ici à montrer à quel point la notion paradigmatique d’« usage contrôlé » a contribué à entraîner la survenue d’une « ignorance en boucle » (p. 37), empêchant structurellement une prise de conscience des effets néfastes des pesticides sur la santé humaine. Ils établissent cependant qu’à partir des années 1980, l’émergence de l’épidémiologie, ainsi que les réformes successives du droit de la reconnaissance des maladies professionnelles, viennent progressivement ouvrir un système encore largement verrouillé. Dans ce cadre, la mobilisation des Phyto-victimes telle qu’elle prend forme au début des années 2000 n’a alors rien d’évident.

Cette improbabilité constitue le cœur de l’ouvrage, tant l’élaboration de l’identité victimaire de ces agriculteurs est émaillée par les contingences. La première partie retrace ainsi, dans toute sa complexité, la carrière victimaire des Phyto-victimes. Le premier chapitre s’intéresse à la cruciale construction du lien entre exposition aux pesticides et survenue des maladies chroniques. Au-delà de l’incertitude étiologique que rencontrent toutes les victimes des pollutions toxiques environnementales, les agriculteurs font face à des obstacles spécifiques. Ce chapitre montre ainsi combien le contact avec le personnel soignant, souvent trop peu formé sur les dangers des pesticides, n’aboutit que rarement à la mise en évidence d’un rapport entre maladie et exposition. Les auteurs insistent alors sur la place fondamentale que peuvent jouer les conjointes de ces agriculteurs : souvent à l’initiative du questionnement étiologique, c’est fréquemment grâce à elles que l’établissement du lien entre exposition et maladie peut se faire. Aussi, elles tiennent un rôle important dans la mise en branle des procédures de reconnaissance de la maladie, dont traite le deuxième chapitre. Celui-ci aborde la spécificité des difficultés de ces procédures pour les exploitants et les travailleurs agricoles. Les auteurs montrent ici à quel point le droit médico-administratif du régime agricole, tel qu’il s’est construit depuis les années 1950, se révèle particulièrement contingent pour les arbitrer (agriculteurs qui doivent apporter la preuve de leur exposition à des produits toxiques, multiplication des voies de recours et des intermédiaires, contingences des interprétations du droit, etc.). D’autant que de nombreux obstacles moraux empêchent les agriculteurs et les travailleurs agricoles malades des pesticides de considérer que leurs maux ne résultent pas d’une conduite négligente de leur part. Pour autant, bien que ces multiples difficultés concourent à une faible indemnisation des demandeurs, elles ont pour effet de participer de la construction d’un réseau de solidarité entre ces agriculteurs, qui « se mue [progressivement] en action collective structurée » (p. 90) au contact de nombreux intermédiaires. Ce point fait l’objet du troisième chapitre. Les auteurs y analysent alors comment la rencontre avec un ensemble d’acteurs hétérogènes (journalistes spécialisés, militants environnementaux et avocats) devient déterminante pour la mise en mouvement des agriculteurs victimes des pesticides et leur structuration en association. Bien que venant de mondes sociaux « étanches » (p. 15) et attachés à des conceptions politiques parfois contradictoires, les agriculteurs de Phyto-victimes ont su construire et maintenir dans le temps de solides alliances politiques avec ces trois catégories d’acteurs « victimisateurs » (p. 92).

Après s’être attachés à replacer la mobilisation de ces agriculteurs au cœur d’une « écologie victimaire singulière » (p. 15), la deuxième partie du livre (chap. 4, 5 et 6) est consacrée à la façon dont ils vont progressivement se construire une place contestataire spécifique en s’autonomisant de leurs alliés politiques. Cette autonomisation se caractérise notamment par la mise à distance d’une critique radicale de l’utilisation des pesticides et par la formalisation d’un discours tempéré sur le productivisme agricole. Cette mise à distance leur permet, en partie, de maintenir des liens suffisamment forts avec les acteurs dominants des mondes agricoles (FNSEA, MSA, coopératives) pour avoir accès à certaines ressources et garder leur légitimité d’agriculteurs « ordinaires ». Si cette redéfinition politique augure certaines tensions, elle n’entraîne toutefois pas de rupture avec leurs alliés historiques, démontrant l’importance des liens construits jusqu’alors. Cette autonomisation transforme aussi les manifestations politiques de l’association, qui cible dorénavant principalement les procédures d’indemnisation en se reposant fortement sur son cabinet de conseil. En s’éloignant de la critique, Phyto-victimes se rapproche finalement progressivement des pouvoirs publics et n’hésite pas à aller vers une forme d’institutionnalisation. De la même façon, si les membres de Phyto-victimes entretenaient un rapport défiant vis-à-vis des productions scientifiques sur les effets des pesticides sur la santé humaine, ils vont progressivement, sans aller jusqu’à s’investir directement dans la recherche scientifique, voir leurs discours politiques devenir plus compatibles avec les résultats d’une partie de ces études, issues notamment de l’épidémiologie.

Enfin, la troisième partie du livre s’intéresse aux conséquences des interactions de Phyto-victimes avec des groupes sociaux concurrents, participant à faire bouger les lignes de l’association au fil des années. Deux catégories d’acteurs sont étudiées : les salariés agricoles (chap. 7) et les riverains (chap. 8). Un dernier chapitre, peut-être moins facile à appréhender, est consacré aux influences, notamment familiales, du maintien de la carrière victimaire des membres de Phyto-victimes. Alors que les agriculteurs à l’origine de l’association sont quasiment exclusivement des exploitants agricoles, leurs liens avec les salariés et les riverains sont particulièrement contradictoires, ces deux catégories ayant plutôt tendance à les voir comme des empoisonneurs que comme des victimes. Au contact de ces groupes concurrents, l’association est donc contrainte de répondre à des discours qui peuvent venir mettre en danger son assise politique. En cherchant toujours à maintenir une équivalence de fait entre salariés malades et exploitants malades ou, plus difficilement, entre riverains et exploitants, Phyto-victimes intègre donc progressivement les problématiques soulevées par les mobilisations de ces acteurs ; mais toujours dans une forme restant compatible avec ses principaux axiomes politiques. La domestication de ces critiques passe alors par des moments d’alliance ou de désunion avec ces deux groupes. Enfin, le dernier chapitre de l’ouvrage (chap. 9) effectue un retour sur les influences du maintien de l’engagement chez les membres de l’association. Il insiste sur l’effacement progressif des femmes, quand bien même elles constituent aujourd’hui un quart des chefs d’exploitation. Ce chapitre montre également comment la projection dans le futur de la ferme familiale et les questions de transmission peuvent être des enjeux essentiels dans le maintien ou l’abandon de l’engagement. Enfin, ils concluent en rappelant à quel point la maladie, l’épuisement et le deuil, bien qu’ils soient à l’origine de leur combat, constituent de puissantes difficultés, pour les membres de Phyto-victimes, à maintenir leur engagement militant.

À la fin de cet ouvrage, un sentiment nous envahit, celui d’avoir effectué, grâce à ses deux auteurs, un voyage vers l’intimité de ces agriculteurs qui, saisis jusque dans leurs corps malades par un système productiviste sans frein, tentent, malgré tout, d’en déjouer certains de ses rouages. Par une étude précise, empruntant à plusieurs traditions sociologiques (du travail, du droit, de la famille), les auteurs de ce livre participent donc à nous offrir une meilleure compréhension du rapport complexe et souvent contradictoire qu’une partie des agriculteurs entretiennent aux pesticides. Et par là même contribuent à dynamiser une histoire, en plein renouvellement, de l’ampleur des transformations de l’agriculture et des mondes ruraux au cours de la seconde moitié du XXe siècle.

Léna Humbert

 


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Notes de lecture de la revue Le Mouvement social (23 juin 2025). Jean-Noël Jouzel et Giovanni Prete, L’agriculture empoisonnée. Le long combat des victimes des pesticides. Le carnet du Mouvement social. Consulté le 17 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/146r9


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