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Marie Chominot et Sébastien Ledoux (dir.), Algérie. La guerre prise de vues.

Paris, CNRS Éditions, 2024, 272 p.

Ce livre, édité à l’occasion des 70 ans du début de la guerre d’indépendance algérienne, arrive à propos dans un contexte de fortes tensions entre l’Algérie et la France. Le concept en est simple et efficace : il s’agit de proposer à des historiennes et historiens experts du conflit de sélectionner et analyser une photographie rendant compte selon elles et eux d’un aspect spécifique de la guerre. Chaque spécialiste donne à voir en effet depuis sa propre perspective (la justice, l’enseignement, l’armée, les camps de regroupement, l’action psychologique, la torture, les harkis, les pieds-noirs, etc.) cette « guerre prise de vues », avec autant de réflexions poussées sur les représentations construites de part et d’autre de la barrière coloniale. Ce que ce projet dévoile, volontairement et premièrement, c’est la richesse des images et de leurs origines et conditions de production, avec un certain nombre de photographies issues des Algériens eux-mêmes, et ce afin de « défier un rapport asymétrique à l’image entre les deux camps » tout en refusant le tout-mémoriel. Le livre poursuit en cela les travaux des deux directeurs de l’ouvrage, Marie Chominot avec sa thèse sur la photographie pendant la guerre (dont on attend toujours la publication) et Sébastien Ledoux avec ses travaux sur le devoir de mémoire et sur les « impasses d’une politique mémorielle », pour reprendre le sous-titre de son ouvrage récent avec Paul Max Morin à propos de L’Algérie de Macron (PUF, 2024).

Et de fait, l’ouvrage fuit à la fois une approche mémorielle utilitariste et une approche par trop essentialiste de l’iconographie telle qu’elle a pu se développer par le passé. Le but, à travers ces analyses à la fois variées et détaillées, est d’aller au-delà des évidences illustratives pour comprendre, dans une perspective d’histoire culturelle, les tenants et les aboutissants de ces représentations photographiques dont certaines ont saturé l’espace public (celles proches des pouvoirs civil et militaire français, générant une « immense machine de guerre médiatique »), tandis que la plupart sont restées secrètes pour différentes raisons (photographies d’amateurs ou images de torture, photographies de militants du FLN-ALN, par exemple). Ce n’est pas la moindre vertu de cet ouvrage que de faire de ces images des sources de première main, et non des illustrations, comme c’est le plus souvent le cas dans les livres portant sur le conflit – il faut d’ailleurs noter que le livre a une véritable valeur à la fois scientifique et pédagogique dans la mise à disposition d’images décodées, même pour les rares images dont les ayants droit ont refusé l’impression (les photographies de torture dans l’article de Raphaëlle Branche), qui « apparaissent » dans leur absence même par le biais d’encarts gris qui ne sont pas sans rappeler les encarts censurés dans la presse en France durant la guerre d’Algérie1.

Ce que cherchent les auteurs et directeurs, c’est de traiter la photographie « à la fois comme une source dans l’atelier de l’historien·ne et comme un objet d’histoire » ; ce ne sont alors pas des « traces visuelles spectaculaires » qui sont investiguées, mais au contraire « celles d’un ordinaire de mondes sociaux bouleversés par cette guerre, où les relations sociales sont mises à l’épreuve jusque dans leur plus profonde intimité, où le sens commun attaché aux objets, à la langue et à la familiarité des échanges humains vient s’éclipser pour être recomposé en permanence, ce qui constitue l’un des traits de toute guerre civile » (Chominot et Ledoux, introduction). Cette proposition prend forme dès la première partie, « Vies ordinaires dans la guerre », à travers des photos représentant la famille d’un combattant de l’ALN (Chominot), une scène de crime rappelant la mort d’un Algérien délateur par un militant indépendantiste dans le Jura (Marc André), une victoire de course cycliste à Boufarik par un appelé du contingent (Niek Pas), le ralliement du général Bellounis (Sylvie Thénault), une représentation théâtrale controversée aux Baumettes (Fanny Layani) et des fillettes photographiées en couleurs par leur instituteur militaire dans un camp de regroupement à Oudjana (Lydia Hadj-Ahmed). Chaque image donne lieu à une lecture enrichie de nombreux éléments (dont souvent d’autres images), garants d’une lecture historique solide de ces sources iconographiques. Le regard n’est jamais surplombant ; la lecture est calme, posée, sur des images qui disent les réalités de la colonisation comme de la révolution algérienne, bref qui vont dans le détail des vies chamboulées, de part et d’autre.

L’exercice se poursuit de la même façon dans les trois parties suivantes – la deuxième centrée sur « Une guerre coloniale » (avec les textes de Raphaëlle Branche, Andrea Brazzoduro, Tramor Quemeneur, Fabien Sacriste, Denis Leroux, Fatima Besnaci-Lancou et Houria Delourme-Bentayeb), la troisième sur des « éclats de 1962 » (avec les textes d’Éric Lafon, Muriel Cohen, Alain Ruscio, Yann Scioldo-Zürcher-Levi), la quatrième sur des « présences du passé algérien » (avec les textes de Malika Rahal et Fabrice Riceputi, Michèle Baussant, Paul Max Morin). Au fur et à mesure des images sélectionnées, le livre devient – sans lourdeur – un état des lieux de l’historiographie la plus récente sur la guerre d’indépendance algérienne, en partant de l’hyperviolence coloniale pour arriver aux utilisations diverses de ces photographies par les descendants des personnes photographiées, en passant par les images datant de la fin de la guerre. L’ouvrage donne ainsi à voir autant d’expériences singulières de ce conflit asymétrique, convoquées comme des traces sociologiques et historiques d’un passé renégocié dans le présent de leurs acteurs ou de leurs descendants. Et il le fait de belle manière ; en effet, pour une raison sans doute liée à la structure même des images, sur lesquelles les auteurs font des allers-retours du détail au général, de l’intime à l’Histoire, du texte au paratexte, l’écriture se fait souvent narrative, à la frontière parfois de la fiction. Loin d’être problématique, cette spécificité donne corps aux femmes et hommes représentés, amenant le lecteur dans le concret de ces personnes ayant traversé, de tant de manières différentes, le temps guerrier en Algérie ou en métropole, avec un intérêt particulier des auteurs pour les réalités socio-politiques et les conditions de réalisation et de diffusion des images. Le tout ouvre un champ nouveau dans l’analyse véritable (finalement peu courante) des images de la guerre d’indépendance algérienne, participant ainsi pleinement à la réflexion en cours sur les relations entre la France et l’Algérie, sur la responsabilité de la France dans l’hyperviolence du conflit et sur la place de l’Algérie et des Algériens en France.

Sébastien Denis 


  1. On peut renvoyer les lecteurs intéressés par ces photographies à l’exposition du musée de l’Armée Algérie 1830-1962 (2012), dans laquelle ces photographies ont été montrées, d’ailleurs grâce à Raphaëlle Branche ; deux photographies ont été éditées dans le catalogue : C. Bernard, S. Denis et E. Ranvoisy (dir.), Algérie 1830-1962, avec Jacques Ferrandez, Paris, Casterman-Musée de l’Armée, 2012.
    ↩︎

OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Notes de lecture de la revue Le Mouvement social (1 juillet 2025). Marie Chominot et Sébastien Ledoux (dir.), Algérie. La guerre prise de vues. Le carnet du Mouvement social. Consulté le 16 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/148zb


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