Danièle Lochak, Christian Nadeau, Pablo Gilabert et Julie Saada, Les droits de l’homme sont-ils néolibéraux ?
Paris, Presses de Sciences Po, « Penser avec », 2025, 70 p.
La France a beau être l’un des berceaux et pays des droits de l’homme, ils y souffrent d’un double déficit de reconnaissance. Politique d’une part, puisqu’ils apparaissent depuis des années contestés, par des mouvements antidémocratiques mais aussi par ceux qui, à gauche, les accusent de faire le jeu voire le lit du néolibéralisme, d’oublier l’exploitation des travailleurs par le marché capitaliste et de faire obstacle à des politiques égalitaires. Mais déficit de reconnaissance historiographique, aussi : sur le sujet, la France paraît bien en deçà des États-Unis, mais dans une moindre mesure du Royaume-Uni ou du Danemark. Ce n’est pas vraiment d’histoire, et moins encore d’historiographie, que traite cet ouvrage. Mais le rapide balayage du XXe siècle proposé par la première contribution, et la prise à bras-le-corps des attaques dont les droits de l’homme sont l’objet, nous semblent sonner comme une invite, indirecte, à leur (re)légitimation scientifique.
Ce petit format (petit par sa taille, 15 cm x 13,5 cm, comme par son nombre de pages, 70) inaugure aux Presses de Sciences Po une nouvelle collection, « Penser avec », où chaque opuscule doit découler d’une conférence dépliée en trois communications, pluridisciplinaires, sur une question éthique et/ou philosophique d’actualité. Sans notes de bas de page, avec des références bibliographiques réduites (une page maximum, et ici seulement trois références pour le dernier chapitre), son principe est à tous points de vue de rendre le propos accessible.
La première contribution est signée Danièle Lochak, professeur émérite de droit public, créatrice en 1993 à Nanterre du DEA « Droits de l’homme et libertés publiques » puis en 2000 du Centre de recherches et d’études sur les droits fondamentaux, et militante de la défense des droits de l’homme (elle fut présidente du GISTI, Groupe d’information et de soutien aux travailleurs immigrés, de 1985 à 2000). Elle vise à montrer que la stigmatisation actuelle du droit-de-l’hommisme (comme entrave à la souveraineté des États, expression d’un individualisme exacerbé, lié au néolibéralisme…) est « une dénonciation sans fondement ». Elle rappelle notamment l’influence et la postérité de la critique faite aux droits de l’homme par le Karl Marx de « Sur la question juive » (1843), accusant les droits promus par les révolutionnaires d’entériner « l’homme égoïste […], uniquement préoccupé de son intérêt personnel », d’être focalisés sur les droits civils et politiques (et non économiques et sociaux), de masquer l’inégalité fondamentale créée par le rapport économique d’exploitation, et de faire obstacle à l’universalisme et à la lutte des classes. Pour d’autres, ils ciblent des causes particulières (droits des femmes, des minorités raciales, des personnes LGBTQJA+…) coupées des préoccupations des classes populaires – donc, de la « question sociale ». Pour d’autres encore, ainsi Marcel Gauchet, l’individualisme porté par ces droits est facteur d’égoïsme, de dissolution du collectif et du sentiment d’appartenance à la communauté politique. La contribution s’attache à contrer ces arguments en montrant, d’abord, que les droits de l’homme vont bien au-delà des droits civils et politiques, pour prendre en compte de façon croissante, au fil du XXe siècle, les droits économiques, sociaux et culturels, avec une affirmation répétée de l’indivisibilité de ces droits ; puis l’apparition, à la fin du siècle, des droits dits de « troisième génération » (au développement, à la paix, à la sécurité, à un environnement sain…), posés comme condition d’existence de l’ensemble des autres. Elle montre ensuite que la pleine défense des droits de l’homme, loin de soutenir le capitalisme néolibéral, s’oppose (depuis au moins la Déclaration de Philadelphie de 1944, refondatrice de l’Organisation internationale du travail) à la logique de marché mondialisé et de concurrence exacerbée, au nom des multiples violations des droits qu’elle engendre. Enfin, que la défense des droits de l’homme, loin d’être individualiste, s’accompagne bien plutôt d’un engagement associatif civique et altruiste.
La deuxième contribution, de Christian Nadeau, professeur de philosophie politique à l’Université de Montréal, propose de réfléchir aux « droits sociaux, entre théorie de la justice et droits humains », en défendant la nécessité d’une approche en termes d’indivisibilité et d’interdépendance de ces droits : civils et politiques d’un côté (droits à la liberté et la sécurité, aux libertés de croyance, d’opinion, d’expression, d’association, de vote, à l’égalité sans discrimination, à la libre circulation…), économiques, sociaux et culturels de l’autre(liés au travail décent, à la sécurité sociale, à la vie familiale, à la participation, à la vie culturelle, à l’accès au logement, à la nourriture, à l’eau, aux soins de santé, à l’éducation, à un salaire équitable, à une protection sociale, à un niveau de vie suffisant). La contribution est centrée sur le refus, qui a longtemps prévalu, d’interprétation des seconds (contrairement aux premiers) comme des droits dérivés, de moindre importance, d’obligation plus faible et floue, voire surérogatoires, impossibles à faire respecter en pratique, difficilement justiciables. Appuyée sur la littérature philosophique, elle défend que chacun de ces types de droits est nécessaires à la réalisation des autres. L’auteur discute (et récuse) également certaines conceptions de John Rawls d’une part, de l’historien Samuel Moyn d’autre part.
La dernière contribution, de Pablo Gilabert (professeur de philosophie sociale et politique à Concordia University, Montréal) et Julie Saada (professeure des universités en philosophie du droit à Sciences Po), a des visées très concrètes : « Les droits humains peuvent-ils être un programme de gauche ? » L’objectif est de le démontrer par l’affirmative, en retournant également les critiques déjà pour partie évoquées dans les précédents articles, mais avec parfois d’autres arguments. À l’idée, lancée par Marx, que les droits humains seraient égoïstes, ancrés dans les libertés civiles et politiques et donc permettant avant tout la défense de la propriété bourgeoise et des échanges commerciaux, les auteurs répondent en pointant l’aveuglement de Marx au fait que ces droits politiques rendaient aussi possible la liberté de presse et d’opinion, donc la contestation de l’économie capitaliste par la classe ouvrière. À ceux qui soulignent l’étroite concomitance et la compatibilité entre droits de l’homme et néolibéralisme, ils rétorquent que les discours et pratiques des droits humains ont largement servi à contester ce dernier. L’originalité du propos est cependant surtout d’affirmer que « si le discours et la pratique des droits humains ne s’opposent pas aux inégalités distributives, cela ne tient pas tant aux droits eux-mêmes qu’à la façon dont on les traduit politiquement » (p. 57), en montrant qu’ils ne se réduisent pas intrinsèquement à une conception minimaliste (un socle de subsistance) mais peuvent permettre de « promouvoir un programme ambitieux d’égalité des chances et de réduction substantielle des inégalités économiques » (p. 58) – donc, être le socle d’un programme « de gauche ». L’article s’ancre ici dans les travaux d’un des coauteurs, Pablo Gilabert, en conceptualisant un « arc de la justice humaniste » allant d’une garantie de la « dignité minimale » à celle de la « dignité maximale » (réalisation de la justice sociale et d’une vie épanouie : droit au libre choix de son travail, à un travail décent, à la sécurité de l’emploi, à une rémunération adéquate, à des conditions de vie saines… soit autant de formes de régulation de l’activité économique capitaliste). Dans cet objectif, « les droits humains peuvent difficilement être dits néo-libéraux » (p. 60) et sont au contraire pleinement congruents avec la réduction des inégalités et la justice sociale – plus, ils en « forment la condition nécessaire » (p. 65). Un « programme de gauche » devrait donc d’abord s’attacher à réaliser pour tous les conditions d’une dignité minimale, urgente à satisfaire, tout en visant à terme, graduellement, la dignité maximale.
C’est une excellente initiative que cette petite collection, qui en rappelle d’autres chez d’autres éditeurs, avec un équilibre très réussi entre un petit prix et un petit format, très accessibles, et un contenu riche et dense, prenant à bras-le-corps l’exercice de médiation de la recherche, de débat civique et d’argumentation didactique du propos. Ici, les lecteurs non philosophes peuvent aisément entrer dans la philosophie, et les Français découvrir des débats d’outre-Atlantique. Certes, le format a son revers : on reste parfois sur sa faim en termes de références et de bibliographie (ne pas s’être confronté au virulent De l’État social à l’État des droits de l’homme (2011) de la sociologue Colette Bec est par exemple un peu dommage), et certains propos sont affirmés sans être vraiment démontrés.
Le vrai regret est le manque d’appui sur les travaux des historiens, alors même que ceux-ci auraient pu apporter de l’eau à leur moulin. Ainsi, quand Christian Nadeau « refuse à la fois cette opposition de principe entre ces deux groupes de droits [civils et politiques d’un côté, économiques et sociaux de l’autre] et leur hiérarchie » (p. 39), il aurait pu utilement s’appuyer sur le travail de Steven L. B. Jensen et Charles Walton (Social Rights and the Politics of Obligation in History, 2022), qui le démontre très clairement historiquement. Ainsi et plus encore, prendre pour cible, dans deux des articles, le Samuel Moyn de The Last Utopia. Human Rights in History (2010) – qui a en effet montré comment les droits humains sont devenus notre « dernière utopie », après l’effondrement de toutes les autres ; compatibles avec un néolibéralisme s’accommodant de conceptions minimalistes de ces droits, permettant d’adoucir les excès de ce régime économique sans le remettre en cause – revient à délaisser le même Moyn auteur du Not Enough. Human Rights in an Unequal World (2018). Or, l’objectif de cet ouvrage était précisément de montrer que les droits humains dans leur version minimaliste et sélective, s’accommodant du (voire accommodants avec le) néolibéralisme, ne doivent ni être « idolâtrés » ni « balayés d’un revers de main » ; qu’ils sont « essential – but not enough » ; qu’ils ne doivent pas servir d’excuse à l’abandon de l’égalité matérielle, qu’ils l’ont au contraire profondément accompagnée dans les années d’après-guerre avant que leurs ambitions (maximales, diraient nos auteurs) soient peu à peu rognées au profit de la suffisance (/minimale), dans un double mouvement d’extension internationale et d’amoindrissement de leurs ambitions ; et que le souci de l’égalité reste « le meilleur moyen de parvenir en pratique à la suffisance » pour tous1. Ce Moyn du Not Enough, qui aspire lui aussi à ne plus « s’accommoder de ces inégalités et du fondamentalisme de marché », et à « s’extirper du compagnonnage avec le néolibéralisme pour restaurer un rêve d’égalité », apparaît bien plus en phase avec, qu’opposé à, la thèse défendue par les auteurs.
Dès lors, si l’on ne peut que saluer l’initiative de cet ouvrage, la thèse qu’il propose (les droits de l’homme ne sont pas, consubstantiellement, des suppôts du néolibéralisme), les ambitions auxquelles il aspire et la réussite des démonstrations, on n’en voit pas moins aussi toute la fécondité qu’apporterait une meilleure connaissance disciplinaire mutuelle, qui permettrait de réconcilier, plus d’opposer, des philosophes et des historiens en fait au service d’une même cause.
- Toutes les citations de cet ouvrage mobilisées dans ce paragraphe sont tirées de la préface ou de l’introduction, et sont traduites par nous. ↩︎
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Notes de lecture de la revue Le Mouvement social (9 juillet 2025). Danièle Lochak, Christian Nadeau, Pablo Gilabert et Julie Saada, Les droits de l’homme sont-ils néolibéraux ?. Le carnet du Mouvement social. Consulté le 15 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/14b79


