Christophe Charle, Racines, rameaux, feuilles. Essai de généalogie sociale et intellectuelle (1685-2001).
Paris, Éditions de la Sorbonne, « Histoire de la France aux XIXe et XXe siècles », 2025, 392 p.
Le titre de ce livre le définit parfaitement : c’est une généalogie sociale et intellectuelle. Christophe Charle a réalisé un travail de généalogiste qu’on ne trouve pas d’ordinaire dans les ego-histoires et il résiste au narcissisme qu’elles suscitent souvent en prenant ses ancêtres et leurs entourages comme témoins des mutations de la société, et lui-même comme témoin de sa génération, ou plus exactement des normaliens de sa génération. D’où les deux parties de son plan.
La réussite de la première tient d’abord à l’ampleur de la documentation. Christophe Charle ne s’est pas limité aux alliances et filiations ; la généalogie lui a servi à recueillir une masse d’informations sur les membres de sa famille et les personnes en relation avec elle dans le temps ou dans l’espace, parenté, amis et voisins. Les registres d’état civil lui ont donné les témoins des mariages, les garants des naissances et des décès ; les recensements l’ont renseigné sur les professions et domiciles successifs de ses ancêtres et de leurs voisins, et les livres matriculaires sur le physique des hommes, leur instruction et leur place dans la hiérarchie militaire. Il connaît aussi les biens des mieux dotés si leur mariage ou leur décès a donné lieu à des actes notariaux, à quoi s’ajoutent de rares et précieuses archives familiales avec des photos très parlantes. Ce travail de fourmi a été rendu possible par la numérisation massive des fonds ; sous cet angle, ce livre est un produit du monde numérique.
Cette approche généalogique globale, ascendante et descendante, construit un échantillon assez important et diversifié pour être représentatif de la population française, excepté le Midi et sans doute la Bretagne, du milieu du XIXe siècle à celui du XXe. En effet, les rencontres qui créent les familles obéissent aux grands mouvements de la population, mêlant les métiers et les trajectoires géographiques et sociales. En les suivant à la loupe, si je puis dire, Christophe Charle retrace l’évolution mal connue de tout un peuple qui n’occupait pas le devant de la scène. Il remonte parfois jusqu’au XVIIe siècle, mais ne suit vraiment qu’à partir des débuts du XIXe les quatre familles dont il est issu : côté paternel, son grand-père Christophe Charle, et sa grand-mère, Marthe Heim ; côté maternel, Alphonse Auchère et Léonide Potier. Quatre familles populaires, la première d’artisans ou « gens de métier » parisiens, la deuxième de jardiniers venu d’Alsace en banlieue au début du XIXe siècle, la troisième de potiers du Haut-Berry et la quatrième d’employés du PLM qui s’étaient élevés socialement en tenant des cafés-restaurants. Toutes ont été traversées par les grands événements du siècle. Chez les Charle, on trouve un communard exilé en Suisse et notre auteur consacre un chapitre aux effets de la guerre de 1914, avec une étude de tous les habitants du village d’Alphonse Auchère, son grand-père maternel blessé pendant la guerre de 1914. Il publie d’émouvantes lettres de Christophe Charle, son grand-père paternel, mort pour la France en mai 1915, dont il porte le prénom. C’est d’ailleurs au statut de pupille de la nation que son fils, le père de l’historien, a dû les bourses qui lui ont permis de devenir professeur dans le primaire supérieur puis secrétaire général de l’École de physique et de chimie de Paris.
Je n’entrerai pas davantage dans le détail de cette microstoria foisonnante qu’une généalogie ascendante de l’auteur aurait aidé à démêler – mais sans doute n’a-t-il pas voulu se donner une place centrale –, pour en retenir le résultat. Christophe Charle évoque L’ascension d’un peuple de Roger Thabault, une monographie remarquable de son village publié en 1944 et réédité en 2012. C’est bien de cela qu’il s’agit, mais alors que Thabault décrivait le progrès collectif en marche, Charle montre l’immense aspiration à la promotion sociale qui animait les familles, le désir de s’élever socialement, de « devenir quelqu’un ». C’est un mouvement résolu, obstiné, tenace ; il est traversé de drames, de morts précoces et de suicides, de brouilles radicales, de reculs, mais il est irrépressible, indestructible ; il passe par un travail acharné, y compris pour les femmes, la réduction du nombre d’enfants, l’accès au travail salarié ou le risque pris d’ouvrir un petit commerce, notamment un café ou un bar, et plus encore peut-être par l’instruction. Cette aspiration puissante explique à la fois les progrès du malthusianisme, la place faite à l’instruction par la République et l’adhésion du peuple à celle-ci. Un très intéressant chapitre compare les signatures relevées dans les divers documents ; il confirme le contraste entre le nord et le sud de la ligne Saint-Malo-Genève et met en évidence les différences de literacy d’une génération à la suivante selon le sexe et selon les emplois, des signatures maladroites aidées par une autre main aux paraphes sophistiqués. On voit aussi le rôle du service militaire : un galon de sous-officier ayant une valeur analogue au certificat d’études. Les photographies conservées, notamment les « photos de mariage », illustrent remarquablement l’ascension vers la bourgeoisie de la génération des arrière-grands-parents à celle des grands-parents (p. 75 et 117).
La seconde partie de l’ouvrage porte sur ce que Christophe Charle appelle sa généalogie intellectuelle. C’est bien une suite de la première, car en devenant professeur d’université, l’auteur franchit un barreau supplémentaire de l’échelle sociale, mais il ne s’attarde pas sur ce sujet et témoigne de ce qu’il a vu. Il évoque ses études au lycée Henri IV, sa classe de philosophie écourtée par mai 68, puis il intitule « Deux ans de b(kh)agne » ses années de préparation à l’ENS. Tout un programme ! Il les vit aussi sous une contrainte économique : la mort de son père, suicidé quand il avait lui-même 16 ans, entraîne la perte du logement de fonction et ampute sévèrement le budget familial. Réussir lui rendra quelque aisance. Par contraste, ses années d’ENS lui apparaissent comme quatre années de bonheur. Mes propres souvenirs de la khâgne et de l’ENS étant inverses, je ne sais si ces différences relèvent des personnes ou des promotions, mais il montre, en analysant le devenir des historiens de sa promotion et de celle qui la précédait, que l’attrait des carrières hors de l’université lato sensu se renforçait alors.
La carrière personnelle du narrateur se mêle étroitement à une chronique des us et coutumes de l’époque : la soutenance de thèse, une vraie épreuve et non une cérémonie d’accueil, les avantages des chercheurs du CNRS face aux corvées des universitaires, le rôle de l’EHESS et de ses séminaires, celui de la sociologie et de Bourdieu ainsi que des discussions qui l’entourent, celui de l’Institut d’histoire moderne et contemporaine, dont il fut directeur, dépendant à la fois du CNRS, de l’ENS et aujourd’hui de Paris 1. Il raconte avec humour la façon dont, de même que bien des candidats à la fois brillants et parisiens, il fut éconduit trois ans de suite par des universités de province au bénéfice d’un candidat local méritant. Il explique ce qui l’a amené à la prosopographie et à l’étude des élites, son passage à l’Université de Berlin et au comparatisme qu’il est l’un des rares historiens français à pratiquer. Il conclut sur une note plus personnelle en s’interrogeant sur les raisons qui l’ont poussé à écrire ce « pari risqué ».
Quelles qu’elles soient, l’ouvrage est là, qui retiendra l’attention de deux publics différents. Ceux qui s’intéressent au processus d’ascension sociale depuis la Révolution feront leur miel de la première partie ; la seconde retiendra un public curieux du fonctionnement des élites universitaires et plus particulièrement du monde des historiens. Et pourtant l’une et l’autre sont solidement nouées, dans ce livre très personnel, tant il est vrai que les « racines » d’un historien, lui comme d’autres, éclairent son chemin et son œuvre.
Antoine Prost
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Notes de lecture de la revue Le Mouvement social (10 juillet 2025). Christophe Charle, Racines, rameaux, feuilles. Essai de généalogie sociale et intellectuelle (1685-2001). Le carnet du Mouvement social. Consulté le 16 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/14bv4


