Pierre Serna, La Révolution oubliée. Orléans, 1789-1820.
Paris, CNRS Éditions, 2024, 440 p.
À Orléans, aucune rue, aucun monument, ni même une plaque ne rappelle la Révolution française. La ville se « cache à elle-même » (p. 397) son histoire révolutionnaire, elle surinvestit la mémoire de Jeanne d’Arc et valorise l’Ancien Régime, c’est-à-dire le temps de la grandeur passée que lui procurait la Loire et son commerce. Estompant les luttes dont elle a été le théâtre, l’histoire d’Orléans pendant la Révolution française est portée par un récit qui cultive le mythe d’une ville restée modérée et aurait subi les événements. Pierre Serna propose de déconstruire ce « faux souvenir » (p. 10) entretenu depuis deux siècles par les élites locales. Un des grands mérites de l’ouvrage qui s’inscrit dans le renouvellement des monographies urbaines, est de donner une place centrale aux enjeux économiques et sociaux. Un autre est de mettre en avant la spécificité des rapports de force locaux qui ont leur logique propre, les différents acteurs utilisant la dynamique parisienne plus qu’ils ne la miment. L’histoire de Paris et Orléans pendant la Révolution « se construit en miroir plutôt qu’en hiérarchie » (p. 60).
Au XVIIIe siècle, Orléans est au cœur de flux commerciaux qui sont à l’échelle mondiale. Relié à Nantes par la Loire, c’est un port dont l’activité est liée au commerce colonial. Une partie de la richesse de la ville provient des plantations sucrières esclavagistes de Saint-Domingue qui alimentent les nombreuses raffineries. En raison de sa proximité avec Paris, Orléans est une pièce maîtresse du maillage économique. Au sucre, il faut ajouter le blé de la Beauce également préempté par le marché parisien. La question capitale du commerce des grains et des subsistances occupe donc à juste titre une place centrale dans l’ouvrage. Avec le commerce colonial, celui du blé concentre la spéculation et Orléans, cette « ville riche emplie de pauvres » (p. 37), vit sous la peur des désordres en cas de pénurie. Les sources, note l’auteur, invitent à « penser ensemble la servitude des esclaves dans les Antilles et la misère des ouvriers d’Orléans » (ibid.).
Sous l’Ancien Régime, le nombre d’indigents à secourir est l’une des caractéristiques de la ville, les négociants et les manufacturiers déléguant la régulation sociale de la pauvreté et sa menace à l’Église et à la police de l’intendant. En 1789, à Orléans comme ailleurs en France, la voix de ce peuple maltraité devient évidemment plus sonore. Taboureau de Montigny, un de ses porte-parole orléanais qui incarne une tendance nationale, veut lutter contre la cupidité des marchands et donner à chacun un droit égal à la liberté. Au sein de l’Assemblée constituante, une majorité pense que la solution réside dans la libération de l’activité économique, laissant les marchés libres de toute entrave. C’est autour de cette alternative politique que se joue une grande part des conflits de la Révolution française. Ils sont précoces à Orléans où l’année 1789 est marquée par une « révolte permanente » (p. 62). Un quart de la population nécessite des secours quotidiens. Face aux taxations populaires au cours desquelles les émeutiers imposent le prix du grain qu’ils estiment juste, et « contre toute logique libérale » (p. 81) à laquelle elle adhère pourtant, la municipalité est contrainte de prendre en charge l’approvisionnement de la ville et l’aide aux indigents. Elle réprime également lourdement, grâce à la loi martiale qui permet de protéger les propriétés et de sécuriser les voies du commerce. Il est essentiel de maintenir l’ordre dans cette ville dont les soubresauts concernent l’ensemble du pays. La déclaration de guerre en 1792 renforce encore le rôle d’Orléans comme ville militaire et plaque tournante stratégique, ainsi que les liens qu’elle entretient avec Paris. C’est « à ces empressements zélés d’application de la loi, que l’adhésion d’Orléans à la politique nationale se mesure » (p. 115). Avec l’abolition de la royauté, les clivages sur la nature de la République que l’on souhaite alors instituer se renforcent : sera-t-elle « bourgeoise et élitaire » ou « démocratique et sociale » (p. 134), comme le souhaitent les militants des sections orléanaises. À Orléans, l’opposition à la Révolution, voire le risque de sédition, semble toujours sourdre derrière la « rhétorique de soumission à la loi » (p. 131). À la suite de la tentative d’assassinat du représentant en mission Léonard Bourdon en mars 1793, Orléans gagne la réputation d’être une ville « infestée d’aristocrates » (p. 135). Le contrôle et les mesures exceptionnelles dont la ville est l’objet « doi[ven]t servir d’avertissement à toutes les cités tentées par la sédition » (p. 137). Orléans « devient à son corps défendant, un lieu d’expérimentation » (p. 136) du gouvernement révolutionnaire. Celui-ci ne se réduit pas à la répression mais consiste surtout dans une « nouvelle conception de l’État et de la déconcentration de ses pouvoirs, tout en affirmant la primauté de la loi » (p. 208). Les archives des sections orléanaises (une ressource précieuse quand on sait que celles de Paris ont été en grande partie détruites dans l’incendie de l’Hôtel de Ville en 1871) montrent la vigueur de l’activité démocratique, un « apprentissage de la république » (p. 144) qui passe par le contrôle des élus et la régulation de l’activité économique. C’est ce que les Thermidoriens désigneront comme un « système de terreur » dans lequel le peuple a été « constamment délibérant », suivant l’expression de Boissy d’Anglas. Dans une ville stratégique comme Orléans, au carrefour des routes militaires, aux portes de la Vendée et au moment où il faut faire face à une guerre extérieure, on constate que la répression a finalement été modérée.
Après Thermidor, il s’agit de « construire un ordre bourgeois » (p. 234) qui repose sur la fermeture de cette parenthèse démocratique. Le nouveau régime, favorable aux possédants et « dur aux plus faibles » (p. 246), rassure les citoyens les plus riches d’Orléans. À la faveur de « la libération à outrance de l’économie » (p. 247), la spéculation sur les denrées de première nécessité reprend, aggravant la paupérisation. Comme partout, la période du Consulat et de l’Empire voit le rétablissement des positions de notabilité. Les élites se sont adaptées et enrichies grâce à l’achat des biens du clergé orléanais, qui est particulièrement bien doté (le tiers du bâti foncier de la ville appartient à l’Église contre 5 à 10 % ailleurs). La ville connaît un appauvrissement général qui contraste avec la prospérité des plus riches, la rente foncière remplaçant les activités commerciales. Avec la Restauration et l’effacement de la Révolution, Orléans peut construire la narration qui convient aux notables et ainsi purifier la cité de Jeanne d’Arc.
Le lecteur trouvera donc dans cet ouvrage un contre-récit qui s’efforce de restituer les conflits de classe et le jeu des opportunismes qui marquent cette histoire orléanaise. Sa principale faiblesse réside dans l’interprétation de la Révolution française qui le traverse en filigrane. Suivant cette lecture longtemps hégémonique mais aujourd’hui remise en question par de nombreux travaux, la Révolution française serait une « révolution bourgeoise », dont les Girondins et les Montagnards constitueraient les fers de lance. D’accord sur le fond pour défendre une économie libérale (favorable à la bourgeoisie), mais momentanément entravée par la nécessité de faire face à la guerre, ils seraient seulement en désaccord sur la stratégie : « s’ils se rejoignent dans la volonté de mettre en place un dirigisme économique, ils s’opposent sur les moyens de parvenir à la victoire, en s’appuyant ou non sur une plus large démocratisation de la vie politique » (p. 134). Les Montagnards y sont favorables, les Girondins hostiles, mais comme les Girondins, les Montagnards seraient finalement sourds aux revendications populaires en matière économique, ne souhaitant pas « renverser un ordre social et son marché libéral » (p. 165). Cette lecture, qui projette nos catégories (« État » contre « marché ») sur le XVIIIe siècle, ne permet pas de comprendre la nature de l’économie politique républicaine portée par les Montagnards, une économie aux principes de laquelle Babeuf (censé être « communiste », si l’on suit le récit standard) adhère car elle soumet la liberté du propriétaire au respect du droit à l’existence d’autrui1. Il ne s’agit pas seulement d’un « dirigisme économique » imposé par les circonstances. Ce républicanisme, fondé sur le principe de la liberté comme non-domination, donc critique de la liberté illimitée du propriétaire, n’a pas pour enjeu « le marché » ou « l’État » mais le bien commun (la res publica), ce que Jean-Pierre Gross, reprenant l’expression du Montagnard Jean-Baptiste Bô, qualifie d’« économie fraternelle2 ». En tenir compte aurait permis de donner d’autres perspectives à cette étude dont l’intérêt est par ailleurs indéniable.
Yannick Bosc
- Le Tribun du peuple, 22 vendémiaire an III,n° 40, p. 259, note 1. ↩︎
- Jean-Pierre Gross, Égalitarisme jacobin et Droits de l’homme, Paris, Kimé, 2016 [2000]. ↩︎
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Notes de lecture de la revue Le Mouvement social (18 juillet 2025). Pierre Serna, La Révolution oubliée. Orléans, 1789-1820. Le carnet du Mouvement social. Consulté le 16 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/14e3b


